Entre deux rendez-vous manqués et l’interruption de la conversation Skype par une bande de coyotes en maraude, on se sera donné bien du mal pour vous livrer cette interview. Depuis sa maison du fin fond de l’Idaho, Steve Von Till nous parle des trente ans de Neurosis, des shows spéciaux qu’ils ont donnés à cette occasion et du nouvel album fraîchement sorti. En toile de fond, un groupe aussi soudé qu’une famille et une dévotion sans faille à la musique.
Dans le cadre des trente ans du groupe, Neurosis a joué cette année plusieurs concerts évènements. Comment avez-vous approché cet anniversaire ? Est-ce quelque chose que vous prépariez depuis longtemps ou vous vous êtes dit au dernier moment « ah tiens, ça fait trente ans, on devrait faire quelque chose, non » ?
C’est plutôt la seconde solution. Nous savions que notre anniversaire tombait en décembre 2015 et nous aimions l’idée de profiter de concerts spéciaux pour réapprendre de vieilles chansons. Ça nous a paru un bon moyen de rendre hommage aux gens qui nous suivent, à la dévotion de nos fans… D’habitude nous ne faisons pas attention à ce que pensent les autres, notre quête est très personnelle, mais il était temps de rendre quelque chose de fort à nos auditeurs.
Cette année a été géniale, nous avons passé notre anniversaire au studio pour enregistrer le nouvel album et donné trois shows spéciaux à San Francisco, puis deux sets uniques au Roadburn. L’ambiance était très particulière, chargée d’émotions, nous étions submergés de gratitude, par cette chance de s’être rencontrés les uns les autres en tant qu’amis, d’avoir trouvé ensemble ce son si unique et original et d’arriver à canaliser cette musique.
Nous avons toujours affirmé que la musique a sauvé nos vies, elle nous purge de nos émotions négatives et des ténèbres. Voilà, purification et catharsis ! Elle a façonné toute notre existence d’adultes et nous sommes aussi reconnaissants que chanceux.
Comment avez-vous choisi les setlists pour ces concerts ?
Il s’agissait parfois juste de questions pratiques. Nous ne disposons pas de tant de temps que ça pour répéter car nous habitons loin les uns des autres, nous avons donc sélectionné les chansons les plus faciles à réapprendre. Il faut dire aussi que nous avons vieilli et que certains morceaux réclament d’être joués d’une manière que nous ne pouvons plus assurer. Trop rapides, trop techniques ou je ne sais quelle connerie qui fait que la musique ne correspond plus à la tonalité de nos instruments et de nos corps.
Mayhem a participé le même soir que vous au Motocultor et célébrait aussi sa longévité. Ils ont connu énormément de changement de personnel au fil des ans, certes parfois parce que les gens mourraient ou finissaient en prison [Steve se marre]. Quel est le secret de Neurosis pour garder un line-up stable ?
Neurosis n’aurait jamais existé sans notre rapport à la musique, nous lui avons dédié nos vies et nous ne prenons pas cet engagement à la légère. Les expériences de la vie et les tournées ont créé une famille, une confrérie. Nous avons traversé ensemble les moments les plus durs, le groupe est le seul élément stable de nos vies. Nous avons connu la naissance de nos enfants, des morts dans la famille, des ruptures…
Les autres gens proches de nous, amis et collègues, ne peuvent pas comprendre ce que nous avons vécu. Du van pourri au tour-bus, il faut savoir mettre son ego de côté pour tourner autour du monde et se dédier à la musique,
Laisse-moi t’expliquer. Quand j’entends parler d’un groupe qui se sépare, les raisons me semblent toujours triviales et mesquines comparées à l’importance de la musique et de l’amitié. Ça me dépasse. De notre côté, nous restons ensemble en tant que musiciens et êtres humains.
Pour continuer sur Mayhem, ils ont décidé de jouer sur cette tournée l’intégralité de leur album le plus connu, De Mysteriis Dom Sathanas. Si vous deviez faire pareil, quel disque choisiriez-vous ?
On nous demande tout temps de faire ça, c’est très à la mode. En tant que fan je suis ravis d’entendre d’autres groupes le faire, mais je détesterais m’y mettre avec Neurosis. Enfin, il ne faut jamais dire jamais… Si je devais choisir un album je prendrais bien sur le dernier, rien n’exprime autant que lui ce que nous sommes.
Nous ne nous considérons pas comme des entertainers ou des interprètes, nous avons besoin de rester honnêtes. C’est pourquoi nous ne remontons d’habitude pas trop en arrière dans notre discographie, ces chansons ont une durée de vie et nous voulons donner seulement le meilleur aux fans. Nous fonctionnons en obéissant à la musique.
Au Motocultor, tout comme au Roadburn, vous avez joué avec Amenra, chez qui on distingue votre influence et qui est signé sur votre label Neurot Recordings. Comment percevez-vous votre impact sur la scène et les autres formations ?
Nos sentiments sont variés, mais nous ressentons beaucoup d’amour. Nous aimons vraiment Amenra, c’est un groupe génial et extrêmement puissant, unique… Nous les avons peut-être influencés d’une certaine manière, mais je pense qu’ils ont leur propre voix. Si nous nageons dans les mêmes eaux, il n’y a pas d’imitation pour autant. Nous partageons cet amour pour la musique pleine de répétitions et de puissance.
Nous entendons souvent des groupes parler de notre influence et de ce qui a compté pour eux. Nous sommes conscience de notre contribution en trente ans, mais il reste quand même difficile d’appréhender cette influence sans paraître égocentrique ou bizarre. Quelle qu’elle soit, j’espère que nous avons surtout poussé les gens à trouver leur propre voix, à jouer de la manière la plus énergique possible, de ne jamais abandonner la volonté de s’exprimer. Nous venons à la base du punk rock, où il s’agissait avant tout de prendre une guitare et de s’exprimer.
Votre prochain album, Fires Within Fires, va sortir à la fin du mois [il est à présent disponible], que pouvez-vous nous en dire ?
C’est difficile, je suis encore en plein dedans. Comme pour chacun de nos disques, il représente la meilleure version de Neurosis possible. Nous avons plus d’expérience que pour le précédent, nous avançons sur la découverte de l’essence de ce que nous devons être. Nous avons eu trente ans pour apprendre à l’exprimer, ça nous a demandé tout ce que avions de force pour nous améliorer et confronter nos faiblesses, pour trouver une nouvelle manière d’être heavy et mélodiques, d’intégrer de la dissonance, d’invoquer des ondes psychédéliques… J’en suis très content, c’est la meilleure version de nous.
Les artworks de vos deux précédents albums étaient constitués de photos de sculptures, pour Fires Within Fires vous êtes revenus à une pochette dessinée [par Thomas Hooper]. Ce changement était-il spécialement voulu ?
Nous n’avons pas fait exprès, mais nous étions peut-être fatigués des photos et préférions une œuvre d’art unique et complète. Sa création a été longue et enrichissante. Nous évoquons des choses très abstraites quand nous parlons à un artiste, on précise plus ce que l’on ne veut pas que ce que nous voulons. Thomas Hooper a continué de dessiner et nous revenions sur les mêmes symboles : des sphères rouges, un peu comme des planètes. Elles ont été réalisées en attaquant des peintures avec des produits chimiques, ce qui a formé des effets psychédéliques uniques.
Thomas Hooper ne pouvait donc pas simplement créer comme il voulait à cause de ce procédé. Il a d’ailleurs refusé de compléter l’artwork par informatique, tout est peint à la main en une seule pièce. Même les logos sont dessinés directement sur cette œuvre originale qui aurait été entièrement gâchée à la moindre erreur. Cette approche old-school nous a beaucoup plu.
Est-ce que vous vous concertez au sein Neurosis pour choisir les futures orientations du groupe, ou vous fonctionnez sans planifier plus que cela ?
Au fil des ans, nous avons appris à ne pas surintellectualiser notre musique. Parfois nos cerveaux se mettent en travers, on pense avoir de supers idées mais elles ne collent pas toujours à la musique. Nous ne marchons plus comme ça, nous préférons une approche plus fluide et organique.
Tout comme Scott Kelly, vous êtes impliqué dans d’autres projets musicaux que Neurosis. Vous avez d’ailleurs sorti un album acoustique l’an dernier [A Life Unto Itself]. Est-ce un moyen d’exprimer des inspirations folk qui auraient du mal à trouver leur place dans Neurosis ?
Je n’ai en fait pas vraiment commencé ce projet intentionnellement. J’ai récupéré du matériel de home-studio dans les années 90 et j’ai beaucoup enregistré sur un huit-pistes dans ma chambre. Au bout de quelques années, j’ai réalisé que je tenais quelque chose, mais quelque chose qui ne trouverait sa place ni dans Neurosis, ni dans Tribes of Neurot. Il m’a fallu quelques années pour avoir confiance en cette musique, de comprendre que c’était une expression musicale légitime qui méritait d’être diffusée.
Ces morceaux ne pouvaient pas s’exprimer dans Neurosis, mais le groupe reste au cœur de tout. Il m’a façonné en tant que personne et influence aussi mes autres musiques. J’ai aimé m’exprimer avec une structure de chansons plus classique, alors qu’avec Neurosis nous faisons des paysages sonores épiques. J’aime la folk et certaines musiques traditionnelles, je voulais en livrer ma propre version bien que je n’aie pas été formé à cela.
Si ces influences ne trouvent pas forcément leur place dans un groupe, Scott vous dira la même chose : tout a un impact sur Neurosis. Nos projets solos nous ont ainsi aidés à surmonter notre peur d’utiliser du chant clair dans les années 90, ils nous ont permis d’élargir notre spectre d’expression vocale. Nous ne craignons plus de mettre de jolis passages dans Neurosis au point que, dans le nouvel album, nous faisons même de l’harmonie vocale. Nous n’aurions jamais pensé que c’était possible.
Tant qu’à parler d’autres groupes que Neurosis, quelles sont les nouvelles pour votre label Neurot Recordings ?
Le dernier Neurosis nous prend tout notre temps, je vais même devoir partir chercher des vinyles dès la fin de l’interview, alors qu’il y a déjà plein de CD dans mon bureau. Je sais par contre qu’Ufomammut est en train d’enregistrer un nouvel album et il me semble qu’Amenra travaille sur de nouveaux morceaux.
Y’a-t-il un aspect de votre musique sur lequel on ne vous pose pas assez de questions ? Une facette qui n’est pas assez mise en avant ?
Non, nous n’avons pas vraiment d’opinion sur la manière dont les gens devraient parler de notre musique. Je trouve que c’est aussi incroyable qu’étrange que les gens aiment notre musique. Nous sommes vraiment chanceux et reconnaissants que les fans s’impliquent et s’y intéressent autant.