Interview de Manuel Gagneux, Zeal & Ardor
2 mai 2018
Art n’ Roll : Lors de la précédente interview, vous aviez dit que l’enregistrement de « Devil is Fine » s’était fait à la maison. Il ne semble pas que ce soit le cas pour « Stranger Fruit », n’est-ce-pas ?
Manuel Gagneux : Non, j’ai été aidé par Zebo Adam, un producteur autrichien. Ensemble, on a enregistré dans son studio à Vienne. Le mixage a été effectué par Kurt Ballou qui est très prolifique (NDLR : Kurt Ballou est le guitariste de Converge et a produit de nombreux albums de groupes comme Kvelertak ou Nails). Donc oui j’ai reçu l’aide de gens très compétents cette fois.
AnR : Pas de problème avec vos voisins cette fois ?
MG : Non, non pas de problème ! [Rires]
AnR : Et est-ce que vous avez joué de tous les instruments ou avez-vous fait appel à d’autres musiciens.
MG : La batterie a été jouée par Marco Von Allmen qui joue aussi en live avec nous. Mais le reste, c’est moi.
AnR : Est-ce qu’il y a plus d’instruments sur cet album que sur le précédent, « Devil is Fine » ?
MG : C’est assez similaire. Il y a peut-être plus de synthé, mais globalement c’est guitare-basse-batterie.
AnR : Et comment avez-vous choisi vos musiciens pour les concerts ?
MG : En fait, ce sont des amis à moi, qui vivent dans la ville où j’ai grandi, Bâle. A l’époque, je leur ai demandé de m’accompagner pour 5 concerts. Et au final on en est à 70 concerts ! Heureusement, ils sont toujours très contents de jouer.
AnR : Ca n’est pas un problème pour eux de rester si longtemps en tournée ?
MG : Non, en fait ils sont tous très enthousiastes. On a la chance de pouvoir jouer dans des festivals où normalement, on devrait payer pour être présents.
AnR : Stranger Fruit est une allusion assez évidente à Billie Holiday. Comment avez-vous choisi cette référence ?
MG : Parce qu’il me semble qu’aujourd’hui c’est un sujet très important, spécialement quand on regarde l’actualité politique aux Etats-Unis. Pour moi faire ce genre de musique sans évoquer ce sujet, ce serait lâche…
AnR : ou superficiel ?
MG : Ou superficiel oui. J’avais besoin de l’incorporer. [Strange Fruit de Billie Holliday aborde le sujet des lynchages de Noirs aux Etats-Unis, pratique encore vivace jusque dans les années 1960]
AnR : J’ai l’impression qu’il y a plus d’influences musicales sur cet album. Est-ce que vous vous êtes senti plus libre avec « Stranger Fruit » ?
MG : Je ne sais pas si j’ai eu plus de liberté, mais j’ai eu plus de temps pour réfléchir à ce que je voulais faire. J’ai écouté beaucoup Brian Eno, de musique expérimentale… et j’ai été très heureux de l’incorporer dans l’album.
AnR : donc plus de musique expérimentale que de Rn’B ?
MG : oui bien sûr il y a du Rn’B, du Jazz… En fait, à peu près tout ce que j’aime est dans l’album.
AnR : comme un grand mix…
MG : oui, un pot-pourri (en français dans le texte NDLR)
AnR : Et quel a été le processus cette fois-ci ? « Devil is fine » est né d’un défi, est-ce que « Stranger Fruit » a été plus posé ?
MG : Oui tout à fait. Il aurait été facile pour moi de refaire la même chose, mais honnêtement, les gens payent pour les albums et ils ont beaucoup aimé le premier. Donc c’était juste de travailler sur le second et de leur offrir quelque chose d’encore meilleur. Je crois que la plus grosse différence, c’est que j’étais conscient des qualités, je n’étais pas juste en train de jeter des idées sur le papier. J’ai pris le temps de les compléter, de les construire.
AnR : Vous avez enchaîné beaucoup de concerts [dont celui à Paris]. Est-ce que c’est bon pour l’inspiration ?
MG : Oh c’est une bonne question ! En fait je ne sais pas… Jouer autant, ça met dans une zone mentale différente. Je ne sais pas si c’est bon pour l’inspiration parce qu’on joue toujours les mêmes chansons. C’est un peu comme un mantra. Donc on verra avec le temps si c’est une bonne chose. Je n’ai pas assez de distance…
AnR : pour certains musiciens, il est impossible d’écrire en tournée. Ce n’est pas votre cas apparemment.
MG : Heureusement non. Jouer en concert n’est pas très créatif, c’est juste performatif. Et j’ai besoin de faire sortir ma créativité.
AnR : Vous allez jouer au Hellfest, au Wacken, c’est assez excitant, n’est-ce-pas ?
MG : Oui ce sont deux festivals auxquels je ne suis jamais allé mais tout le monde dit qu’ils sont super, donc ce sera une grande première d’y participer de ce point de vue-là. Et je suis particulièrement enthousiaste à propos du Hellfest, parce que l’affiche est incroyable.
AnR : est-ce que vous allez voir d’autres groupes ?
MG : Oui tout à fait. Je ne sais pas encore qui joue le même jour que nous. En fait, je déteste attendre mon tour en backstage donc je vais me balader et voir des concerts.
AnR : Solve et Coagula, titre d’un des morceaux de « Stranger Fruit », c’est une autre allusion, aux alchimistes cette fois. Est-ce que c’est une manière d’élargir le cadre, au-delà du satanisme ?
MG : Oui dans un sens, mais plus largement il s’agit d’équilibre. Il y a beaucoup de contrastes dans cet album : Black Metal / musique noire par exemple, mais la pochette également, avec les couleurs complémentaires. Solve et Coagula, pour les alchimistes, ça signifie Dissoudre et Lier. Deux opposés.
Plus spécifiquement, il s’agit de Baphomet, un être qui est à la fois mâle et femelle, et dans l’imagerie classique, il a « Solve » et « Coagula » écrit sur chaque bras, dans la posture du magicien. Il est surtout question d’équilibre.
AnR : de conjuguer les extrêmes ?
MG : Exactement.
AnR : Et quel est la langue qu’on entend dans « Ship on Fire »
MG : Ca vient d’un grimoire, appelé le grimoire d’Abramelin, où l’on trouve divers invocations, formules magiques. Celle dans « Ship on fire » est une incantation pour invoquer une tempête, ce qui va parfaitement avec les paroles de la chanson. C’est de l’araméen et de l’hébraïque ancien.
AnR : On trouve plusieurs rappels de « Devil is Fine » sur « Stranger Fruit » (« Solve » avec Sacrilegium II et III par exemple). Est-ce que c’était important de lier les deux albums ?
MG : Un peu oui, mais le but de ces morceaux étaient de créer une plage de respiration entre des morceaux plus durs. Une manière de relaxation de l’oreille.
AnR : A propos du dernier titre, « Built on Ashes », il semble que ce soit un résumé de l’album. Le morceau est très sombre. On dirait qu’il n’y aura plus de futur possible alors que les autres titres sont plus combatifs. Est-ce que le désespoir est la conclusion de « Stranger Fruit »?
MG : Non, c’est plutôt l’acceptation. D’un point de vue mélodique, si on écoute ce morceau à la radio, c’est doux. Mais quand on écoute les paroles, c’est sombre dans un sens. Il y a aussi de l’allégresse dans le fait de comprendre qu’on va mourir de toutes façons. Ca enlève un grand poids des épaules et ça donne la liberté de faire ce que l’on veut.
AnR : Il est aussi question de l’impossibilité de revenir chez soi, et du fait que tout le monde est mort. Il y a une grande solitude dans cette chanson.
MG : Oui, après il n’est pas question de solipsisme mais plutôt d’être en paix avec cela. Parce qu’à la fin, c’est ce qui va arriver.
AnR : Et puis en lien avec un des thèmes de l’album, l’esclavage, il s’agit peut-être d’un nouveau départ ?
MG : Oui tout à fait. Pour moi le thème de l’album est le départ, mais pour aller quelque part.
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Merci à Manuel Gagneux ainsi qu’à Olivier et Roger de Replica !
Crédits photo : Stian Foss, stianfoss.com