Auteur: Serge Loupien
Titre: La France Underground
Editeur: Payot & Rivages
Sortie le: 2 mai 2018
Note: 17/20
« C’est un roc ! … c’est un pic… c’est un cap ! Que dis-je, c’est un cap ? … c’est une péninsule ! ». Mieux vaut en appeler à Edmond Rostand lorsque les mots font défaut. En l’espèce, la somme d’informations contenue dans cet ouvrage est colossale, définitive. Il faut dire que son auteur a tenu pendant plus de trente ans, en compagnie notamment de Rémy Kolpa Kopoul, Bayon, Pacadis et quelques belles plumes, les pages musique de Libé. Il y a aussi chroniqué le Rugby, comme quoi les barrières, bocaux et autres corporatismes franchouillards doivent être brisés. Français est le sujet de cet épais livre publié en mai dernier, et commercialisé entre autres sur l’étal « Mai 68 » © de la librairie du Centre Pompidou ; sous-titré « Free Jazz et Rock Pop, 1965/1979, le temps des utopies », sa démonstration est toutefois plus large que lesdits événements, puisqu’elle part de la fin des années Yaourt Rock et Yéyés pour s’achever à celle de la décennie Baba. Le Punk Français, pourtant vivace à Lyon comme à Paris au cours de cette seconde, est ostracisé de ce beau pavé : Loupien ne le considérant pas comme partie prenante de ce qu’il nomme « l’Underground » ; son opinion est que le Punk se révéla vite mode nihiliste et non volonté de changement social. Libre à lui. On objectera, peut-être, qu’il n’en a pas ou peu côtoyé les protagonistes, issus d’une génération un tantinet plus jeune que la sienne. Car une large partie du propos est autobiographique, et le maillage dudit propos serré tant les données abondent. Puisque c’était le temps des copains, celui de « Mes meilleurs copains », chacun des douze chapitres est sous-titré d’une quinzaine de noms de ses acteurs. Le Name Dropping tous azimuts (musique, cinéma, littérature, philosophie, politique, variété, etc…) est généralisé (des centaines de noms, inconnus ou pas, cités tout au long du récit). Le style raffiné et imagé de Loupien ainsi qu’une redoutable culture générale sont mis au service d’une représentation plus que méticuleuse de l’époque ; l’analyse politique (nuancée) ainsi que la contextualisation historique et géographique (les lieux) sont délibérément et régulièrement convoquées.
Cette épopée débute par le polémique billet de Philippe Bouvard du 24 juin 1963 comparant le gala d’Europe 1 place de la Nation aux discours hitlériens au Reichstag ; il s’achève par l’accession de Tonton à la Magistrature suprême. Entretemps, le lecteur se sera délecté d’une légion de visions improbables mais véridiques : de Charlie Watts faisant ses courses discographiques chez Lido Musique sur les Champs ; d’Aguigui Mouna à l’affiche dans « Le viol du vampire » le 27 mai 1968 (« Ce film semble avoir été réalisé par une bande d’étudiants en médecine ivres » dixit Le Figaro) ; de Cindy et Pat, les danseuses Jamaïcaines de Cloclo, roulant de pets mastoc en coulisses ; du regretté André Pousse, naguère directeur artistique du Moulin Rouge, inaugurant la Loco (actuelle Machine du Moulin Rouge) ; de Bernard Kouchner fraichement revenu du Biafra, mis à contribution par Jean-François Bizot afin de « veiller à ce que les flippés potentiels ne dépassent pas le seuil de trip autorisé » au Festival de Biot ; à l’instar de Michel Rocard voulant créer et un stand et un « espace défonce » à la fête du PSU de Bièvres ; de Johnny ne calculant pas Jim Morrison se bourrant la ruche avec Richard Bohringer au fond de la salle du Rock’n’Roll Circus ; du même Jim, débarquant un soir chez un Michel Legrand ébahi, en compagnie de Jacques Demy et d’Agnès Varda ; du Jazzman Don Cherry réveillant en musique ses enfants (dont nous supposons Neneh) au petit matin dans un trou paumé aux alentours de Carpentras… D’amusantes découvertes aussi, tel ce groupe composé de situationnistes nommé « Komintern » (ont-ils terminé dans une secte ?)… lui-même composante du Front de Liaison et d’Intervention de la Pop (FLIP) revendiquant la gratuité de la musique… Les développements consacrés à la Free Press de chez nous (Actuel bien entendu, mais aussi Parapluie, Tout !, L’Idiot liberté, Tréponème bleu pâle (!) ou encore L’Enragé), à l’aventure un peu branquignole et parfois triste des « communautés » (fin du Game après l’affaire des « Tueurs fous de l’Ardèche » en 1977 puis des intempéries de 1979) ainsi qu’à la fac de Vincennes (« Alice in Gaucholand ») sont extrêmement intéressants.
Cette enivrante lecture nous rappelle si besoin est que les protagonistes de mai 1968, majoritairement issus de la bourgeoisie et/ou enclins à un certain élitisme, étaient plus férus de Jazz que de MC5 à la sauce béchamel (François Tusques, Sylvina Boissonnas, Cabu ou encore Bertrand Tavernier en incarnant de solides illustrations). Jazz puis Free Jazz, ici omniprésents, ont précédé le Rock au pays de Moustache, puis accompagné musicalement la contestation menée par l’extrême-gauche. Des incursions en terres Prog’ (Ange, Gong, Magma) et Glam (les Frenchies de Jean-Marie Poiré, Jean-Pierre Kalfon) sont néanmoins effectuées. La densité de cet éloquent effort constitue son unique défaut : ces 504 pages bien compactes s’avèrent (quelque peu) étouffe-chrétien, leur lecture ne se fait pas d’une traite. Mastodonte informatif, « La France Underground » constituera une référence bibliographique incontournable des thèses et autres études à venir sur le passé du Rock en France. De même qu’un témoignage précis de la jeunesse d’une classe d’âge ayant marqué plus que d’autres la seconde moitié du vingtième siècle ; et qui s’estompe aujourd’hui, 1970 « année des festivals en France » s’éloignant de nous. Il s’agira enfin d’un joli cadeau à faire à un proche ayant connu, ou participé à, cette période envoutante et excitante sur le plan (contre)culturel.