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Chronique de Swans : sacrifice et transcendance – L’histoire orale

vendredi/04/08/2023
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Auteur : Nick Soulsby (Trad. Angélique Merklen, Maxim Dubreuil)

Titre : « Swans – Sacrifice et transcendance – L’histoire orale »

Editeur : Camion Blanc

Sortie le : 30 avril 2023

Note : 18/20

 

« Ils ont joué deux morceaux, concert annulé, et l’émeute dehors, le délire quoi… C’était réglé, voilà. Je les ai revus après, à Genève avec les Young Gods, et il s’est passé exactement la même chose, il y avait huit cent personnes à la fin du concert des Young Gods, les Swans sont montés sur scène, ils ont joué tellement fort que les gens fuyaient et, au bout d’un morceau, la police a arrêté le concert », me narrait goguenard en mars dernier Marco de Treponem Pal à propos de leur première représentation parisienne du 9 octobre 1987 en compagnie desdits Swans, avant de me demander si j’étais dans la salle (L’Elysée Montmartre). Non, je n’y étais pas : j’étais alors scolarisé en classe de cinquième, davantage focalisé ce soir-là comme les suivants sur le contenu du prochain épisode du « Magicien d’Oz » quotidiennement diffusé sur La Cinq, que sur les extrémistes prestations de l’underground. D’ailleurs je ne me suis penché sur le cas Swans qu’à l’issue de cette conversation (Marco Neves sait rendre intéressants les artistes qu’il apprécie). Coïncidence, les Éditions Camion Blanc ont publié quelques semaines après l’initiatique discute un « Swans », au sous-titre grandiloquent (l’infatué Michael Gira considérant himself le mot « transcendance » comme prétentieux) mais alléchant : « Grandeur et transcendance – Une histoire orale », initialement paru en 2018 chez les londoniens Jawbone Press. Un écrit de 524 pages (traduit de l’anglais par notre collaboratrice Angélique Merklen ainsi que par Maxim Dubreuil). L’auteur, Nick Soulsby, n’est pas un novice puisqu’il a déjà écrit sur Lydia Lunch, Thurston Moore (disponibles en français chez Camion Blanc) et Kurt Cobain (deux bouquins). Il a également dirigé en 2014 l’ouvrage collectif No Seattle: Forgotten Sounds Of The North West Grunge Era, et même rédigé les notes de la réédition 2022 du We Are Urusei Yatsura de l’énigmatique groupe indie écossais (dont le nom est celui de l’héroïne de Rumiko Takahashi plus connue chez Dorothée sous le nom de « Lamu », la mangaka ayant également créé le non moins cultissime Maison Ikkoku soit Juliette je t’aime). Soulsby anime par ailleurs le site Internet Nirvana Legacy et collabore enfin au Webzine Popmatters (il a d’ailleurs intitulé un article écrit en mars dernier « Urusei Yatsura – The Oral History », décidément…). Diplômé d’histoire de l’Université de Cambridge il affirme ne pas se considérer comme journaliste au ressenti de ses « orientation et style d’écriture différents » (formidable ! Superbe ! On continue…).

À ce titre et dès les premières lignes, il est patent que l’auteur ne va pas se borner à nous conter la carrière de Swans, ainsi que l’existence de ce jusqu’au boutiste bruitiste de Michael Gira, mais qu’il compte avant tout transmettre au lecteur sa vision de la chose créative. D’ailleurs le premier paragraphe commence par « L’histoire se divise assez nettement entre les artistes devenus populaires et ceux ayant insufflé de nouvelles sonorités », Swans faisant bien évidemment partie selon lui de la seconde catégorie. Cette approche historiciste est renforcée par un vocabulaire richard empreint de scientificité, ainsi que par un enthousiasme et une admiration affirmés (« Mon but était de faire le premier portrait complet de l’un des rares groupes des quatre dernières décennies à avoir composé une musique qui compte »). Soulsby n’ayant pas séché son module d’épistémologie, l’oralité du second sous-titre nous est méthodiquement expliquée dès l’introduction (laquelle s’apparente manifestement plus à un travail universitaire qu’à un gonzo de filiation manœuvresque) : « Ce travail est une histoire orale retracée par cent-vingt-cinq protagonistes plus ou moins impliqués dans la musique composée ces quarante dernières années par l’acariâtre Michael Gira, que ce soit dans Swans ou toute autre entité à laquelle il ait pris part » (environ trois cent heures de bobine audio à retranscrire, le portait de chacun des contributeurs étant dressé à partir de la page 481). Il établit par ailleurs la caractéristique (ou le paradoxe) majeure de Swans : orchestre du seul Gira ayant pourtant vu des dizaines et des dizaines de musiciens s’y succéder (parfois six guitaristes au cours de l’enregistrement d’un même album) en quarante-et-un ans ; de perpétuelles chaises musicales entraînant ou plutôt permettant une discontinuité créatrice totale. En fin connaisseur de la contre-culture de la Grosse Pomme (ses précédents sujets, Lydia Lunch et Thurston Moore, sont ici interviewés, le second en tant que deuxième bassiste de Swans circa 1982), l’auteur du pavé n’éprouve nulle peine à contextualiser l’œuvre de ce Léviathan indus’. Cygnes et vilains petits canards de l’underground (distribués par vingt-cinq labels en dix ans), perpétuelle gabegie financière, n’ayant pas à l’époque bénéficié de l’engouement pour Ministry ou Nine Inch Nails.

Le format témoignage brut, avec le nom inscrit en gras de chaque témoin (y compris Daniel, le frère de Gira, aidant notamment à retracer les chaotiques puis romanesques premières années d’existence de son aîné, soit 1954-1976) est original, agréable à parcourir, et dynamise le récit. Pourtant épaisse est la foule de membres du groupe, artistes / compagnons de route (Alexander Hacke, Bill Laswell, ou Amaury Cambuzat dont le groupe parisien Ulan Bator a été produit par Michael Gira et signé chez Young God Records son label), intervenants, partenaires professionnels (l’avocate de Swans) et intimes… Les paragraphes sont fluides et se suivent comme s’ils ne faisaient finalement qu’un… Et pourtant, quel monticule de mots et d’informations ! L’ouvrage est divisé en quinze chapitres se succédant de façon chronologique, avec les intitulés en langue anglaise conservés tels quels. Un travail fécond, de première main, pourvu de clarté. La juvénile Madonna y fait une furtive apparition en page 57, de même que ma regrettée compatriote Lizzy Mercier Descloux en pages 64-65. Les conditions du concert foireux de 1987 à Paris y sont, soit dit en passant, détaillées. Pas que de celui-ci d’ailleurs : le lecteur a parfois l’impression d’être en présence d’une sorte de Spinal Tap avant-gardiste… En plus des raisons sus-évoquées, Swans (la bio) est opportunément venue combler (très possiblement définitivement) un vide documentaire, mettant en exergue une formation à nulle autre pareille, celle de Gira l’excessif cerveau d’un expérimental voire obscur (mais peut-être plus populaire que Bon Jovi au Japon en 1989…) cénacle, ayant émergé de la no wave ainsi que des restes de Circus Mort ; dont les sonorités exigeantes, physiques et répétitives demeurent vénérées de nos jours à travers le monde. Swans (le groupe) vient à ce propos de publier son seizième album studio (The Beggar) le 23 juin dernier… Un énième round, pour reprendre l’image telle que confiée par le fourbu Gira en page 471. Les développements consacrés aux conséquences de la musique de Swans sur la santé de sa tête pensante et celles de ses collaborateurs sont proprement stupéfiants (surdité, arthrite, problèmes de dos, alcoolisme, troubles mentaux divers et variés, etc…) ; une telle confection s’apparentant au sacerdoce, voire au calvaire. Seul et unique bémol au détriment du lecteur : il va lui falloir affronter un texte fleuve, précis, détaillé et technique, qui risque vraisemblablement de noyer les néophytes. La liste des intervenants fait à elle seule quarante pages… On est plus proche ici d’une érudite thèse de doctorat que d’un Que sais-je ? ou d’un digéré, la synthèse et le minimalisme n’étant de toutes façons ni le propos de l’auteur ni celui de son sujet.

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