Auteur : Jonathan Lopez
Titre : Sub Pop : Des losers à la conquête du monde
Éditeur : Camion Blanc
Sortie le : 24 novembre 2023
Note : 17/20
Dans la précédente chronique consacrée à la biographie de Chris Cornell, j’ai mentionné « un exposé de terminale » portant sur la ville de Seattle, au cours duquel j’avais évoqué le label Sub Pop. C’était en janvier 1993 dans le cadre du cours d’anglais, la pimpante Madame Cailloux avait demandé à chaque élève de choisir une ville des États-Unis et de la présenter en une dizaine de minutes. Pour des raisons évidentes, j’avais jeté mon dévolu sur Seattle, et ce nom « Sub Pop » avait attiré l’attention de ma sympathique enseignante : il désignait alors dans la presse française (y compris la presse spécialisée) les musiques en provenance de l’État de Washington. Créé en juillet 1987, le terme « grunge » ne sera en effet popularisé dans la France de Mitterrand qu’au printemps 1993 ; pour l’heure, le lycéen que j’étais évoquait ce genre musical par le nom de son label phare, n’oubliant pas de citer de façon savante et en fausse connivence avec son auditoire Nirvana, Soundgarden et Mudhoney… Détonateur et boîte noire de l’une des dernières épopées sociales et culturelles du rock avant la grande liquidation du milieu des années 2000, Sub Pop constitue un des labels indépendants (id est : qui n’est pas une major) des plus emblématiques (à l’instar de Sun, Chess, Apple, Swan Song, Factory ou Creation), et c’est donc cette épopée que Jonathan Lopez se propose de nous narrer en 277 pages. Ce finaud passionné est co-fondateur et rédacteur en chef du webzine et fanzine Exit Musik, ainsi que rédacteur pigiste au bimestriel New Noise. Parole aux pros, la correction de l’ouvrage Sub Pop : Des losers à la conquête du monde, publié en novembre dernier, a été effectuée par notre amie Angélique Merklen, laquelle a approuvé le choix de chronique et m’a assuré que « le livre sur Sub Pop me tient à cœur (parce que je l’ai trouvé drôle, que j’aime Sub Pop et que je me suis très bien entendue avec l’auteur) »… Comme quoi le choix de relire ou de chroniquer comportera toujours une part de personnel et de subjectif. Tout comme celui d’écrire, d’ailleurs : la somme se conclura page 267 et suivantes par « Une sélection subjective de cent albums indispensables de Sub Pop par ordre chronologique de sorties »…
262 pages auparavant, au milieu des remerciements page 5, trois noms attirent l’œil et augurent de bons moments gorgés d’authenticité : Mark Arm, Jack Endino et Bruce Pavitt, le premier étant chanteur-guitariste de Mudhoney, le deuxième ingénieur du son et créateur du Seattle Sound, le troisième co-fondateur de Sub Pop – les Dussollier-Boujenah-Giraud qui se penchèrent sur le couffin du grunge à l’orée des années 90… moins connus que l’animateur Jacques Pradel ou que les chanteuses Céline Dion ou Gala, mais tout aussi essentiels au bon déroulé des nonantes. Ce livre vivant est scindé en seize chapitres non numérotés aux intitulés semblant extraits d’interviews, de récits et autres citations non-académiques : ça commence sur « Une simple question de géographie », sous-intitulé « Bruce Pavitt, passionné et obstiné », et ça se termine par « Une belle brochette de tordus », sous-intitulé « Ce que représente Sub Pop aujourd’hui ». Le récit est attaqué pied au plancher (pas des vaches) par une analepse : le concert des emblématiques Mudhoney donné sur une plate-forme à 184 mètres de haut le 11 juillet 2013 au sommet de la Space Needle, la tour Eiffel de Seattle, afin de commémorer le quart de siècle de Sub Pop. Le ton et les termes employés par l’auteur trahissent une certaine familiarité avec les prestations du groupe. On se délecte d’emblée de son style littéraire, mais aussi de sa clairvoyance, ainsi de ce paragraphe en page 8 résumant tout : « Sub Pop, c’est le symbole d’une époque dorée. De gamins survoltés. D’amplis dans le rouge. Le tout dans une ville en effervescence, cette ville où il pleut tout le temps. Cette ville que les adolescents français ont appris à placer sur une carte dans les années 90 à la faveur d’une déflagration rock comme on n’en avait plus entendu depuis des lustres. Rares sont en effet les villes américaines autant associées à un style de musique ». Véridique.
Lopez porte avant tout son focus sur les individus. Il dresse à ce titre une « Liste des personnages récurrents » page 263, ce qui n’est pas courant Madame Michu… À commencer par Bruce Pavitt, mélomane et philosophe DIY quittant son Illinois pour Olympia en 1979 afin de poursuivre ses études d’arts libéraux à l’Evergreen State Collège. Il rejoint à l’automne la radio de campus KAOS (dont le dirlo impose que 80 % des diffusions musicales proviennent de labels indés) et intitule son émission du vendredi en deuxième partie de soirée « Culture souterraine » – « Subterranean Pop » (l’instant et révélation sublime). Il fonde rapidement un fanzine éponyme, abrégé en « Sub Pop » circa 1981, rudement malin et au propos centré sur le Nord-Ouest étasunien, puis le magasin de disques Bombshelter au sein de la Cité Émeraude. Il s’associe ensuite avec le (relativement) plus thuneux Jonathan Poneman (une idée suggérée par un ami commun, le toujours inspiré Kim Thayil) pour créer le label Sub Pop. Il n’est nullement flagorneur d’affirmer que Lopez est, à l’instar de Pavitt, un « passeur ». S’il est salutairement érudit, son propos est assurément didactique. Il explique à peu près tout ce qu’il expose (une note de bas de page est, par exemple, consacrée à l’acronyme branché « DIY ») ; il vise à l’instructive exhaustivité, n’oubliant pas de rappeler les trois premières formations dans lesquelles le jeune régional de l’étape (et client de Bombshelter) Duff « Rose » McKagan fit jadis ses armes avant de prendre ses cliques et ses claques pour le soleil de LA en 1983. Son style littéraire est chamarré, vivant, vitaminé même, comme le fut naguère une émission jeunesse de TF1 diffusée les mercredis entre 1983 et 1987. Puisque le grunge est un mix, dans des proportions variant selon les artistes entre hard rock et punk, deux ou trois réflexions semblent trahir une préférence de Lopez pour le second. Il possède enfin une appétence pour la cash investigation, comme en témoignent les paragraphes sur le délitement des relations entre Pavitt et Poneman, ou sur les diverses stratégies développées tous azimuts une fois la furia grunge déglutie (élargissements stylistiques par exemple vers du hip-hop intelligent ; mise en ligne de simples via Myspace, plus proche de nous, de playlists ; utilisation d’énergies renouvelables pour le pressage de « Below the Branches » par Kelley Stoltz ; ou encore l’ouverture d’une boutique à l’aéroport de Seattle-Tacoma).
Au terme de ces seize chapitres dopés à l’humour (anticorporate) et à l’érudition, l’heureux lecteur aura éprouvé et connu : le plaisir d’assister à des lancers d’huîtres sur le chaleureux public d’Hüsker Dü ; le fulminant John Lydon sommant Green River de déguerpir du Paramount Theater ; la constitution petit à petit d’une équipe de choc, le producteur Jack Endino, le photographe Charles Peterson, la réceptionniste Megan Jasper (ex-roadie de Dinosaur Jr. et future PDGère de Sub Pop), à la com’ l’aguicheuse Erika Hunter (AKA « Manhunter ») puis le journaliste Nils Bernstein, ainsi que le bargeot Bob Whittaker en qualité d’homme à tout faire ; « Touch Me I’m Sick » ; la rencontre avec les Angevins de Thugs à Berlin en 1988 ; l’énigmatique concert de Mudhoney joué deux fois d’affilée devant quinze pékins à Thiers en avril 1989 ; « Love Buzz » ; le contrat-type photocopié à la bibliothèque avant de le faire signer par Nirvana à la demande de Novoselic ; le mal-nommé Everett True qui se fait limite corrompre par toute l’équipe en vue d’écrire un reportage Potemkine dans Melody Maker ; Jonathan Poneman et Bruce Pavitt déboulant dans les bureaux de Caroline Records affublés de T-shirts « VOUS ME DEVEZ DE L’ARGENT » ; la quasi-banqueroute du label ainsi que de ses directeurs à la mi-1991 et le miracle intersidéral Nevermind à l’automne. Et puis, bien entendu, cette roche Tarpéienne du grunge, maintes et maintes fois relatée notamment dans le film Hype! sorti en 1996… Roche vue cette fois des locaux de Sub Pop, ce qui n’est pas sans charme (qui plus est avec leur humour maison : Megan Jasper faisant gober son hilarant « Lexique grunge » improvisé à un des snobinards du New York Times). L’on découvrira, en outre, que la parole de Pavitt n’était pas toujours si ferme et désintéressée que cela (Mark Lanegan aurait pu en attester) et qu’être roublard demeure nécessaire si l’on veut réussir en affaires. En définitive, c’est un ouvrage de référence sur un des labels musicaux les plus cohérents (musicalement, géographiquement, artistiquement) de tous les temps. Sinon, Madame Cailloux a pris une retraite méritée et (je me suis renseigné) coule des jours paisibles sur les hauteurs du Raincy…