« Nous avons presque tous un métier à faire, et c’est très bon. Ce qui nous manque, ce sont de petits métiers qui nous reposent de l’autre », préconisait Alain le 29 janvier 1909. Heureux homme que je suis : pour me reposer du mien, je rédige depuis dix ans ce mois-ci des papiers dans Art’n’Roll. Et Pouniiie prend des photos. Dix-huit heures, il est temps de regagner la Machine du Moulin Rouge, salle de spectacle imaginée puis inaugurée en 1960 par mon idole André Pousse sous l’enseigne « la Locomotive ». Loco où l’étudiant que je fus passa une soirée de février 1995 au bar avec le chanteur de Motörhead. Au programme vespéral de ce mercredi de fin mars : giboulées, file d’attente à base de sweat-capuches noirs, puis quatre immersions en territoire death metal et alentours, dans le cadre du Necromanteum EU / UK Tour 2024 ; itinérance entamée le 16 mars dernier à Cologne, réunissant pour vingt dates les meneurs Carnifex, les Bostoniens de Revocation, les Belges d’Aborted et VEXED, quatuor formé en 2019 par de jeunes musiciens anglais (comté du Hertfordshire, ou « Herts », au nord de Londres) biberonnés à Bring Me The Horizon, Slipknot, System Of A Down ou encore Slayer. Dix-huit heures vingt, de la jungle est diffusée dans l’enceinte (aux trois-quarts vide) du boulevard Rochechouart. Assis au balcon, un jeune chevelu à barbiche opine machinalement du chef tout en regardant son smartphone.
Avec deux albums studio au compteur (Culling Culture en 2021 et Negative Energy en 2023), VEXED est le benjamin et le moins « death » des réjouissances. Il ne faut nullement en déduire que les poulains de l’écurie Napalm Records, qui attaquent à dix-huit heures trente sur (l’excellent et entraînant) « Anti-Fetish », sont des molasses. Bien au contraire, leur metal contemporain, voisin de Jinjer ou d’Infected Rain, est pour le moins acéré, enrichi par de synthétiques et costauds échantillons sonores. Déboulant treillis noir et tresses platines sur un « Pariiiiiiiiis make some noise!!! », Megan Targett maîtrise d’emblée tant son sujet que son débit, et sait visiblement tenir une estrade. Passant, haletante, du suraigu au growl écorché. Remerciant dès l’interstice séparant les deux premières chansons : « Thank you so much to came early to see us play, this is our first time in Paris ». Le rendu de son micro ne semblant pas toujours malheureusement à la hauteur de l’évènement, contrairement aux (jeunes) fans du premier rang, lesquels font honneur à la musique des nouveaux venus et vivent pleinement l’instant en headbanguant au même rythme que la frontwoman. Certains sont d’ailleurs un moshpit à eux seuls. Le guitariste en survêt’ demande un wall of death, de façon quelque peu incongrue vu la faible affluence. Celui-ci fera s’entrechoquer neuf participants. « Paris are u still there?!? », questionne Megan. Leur première performance française se révèle vitaminée, déterminée, à l’énergie communicative. « Fuck yeah! » assène Megan avant d’introduire leur dernier et saccadé missile, « Nepotism », issu de leur deuxième disque, vociféré sur des rythmes jungle. Tandis que les plus jeunes tournent en (malingre) circle pit, leurs aînés massés autour de l’escalier central remuent lentement leurs caboches. Megan convainc de même l’auteur de ces lignes. « Thank you so much, we’ve been VEXED », murmure-t-elle presque, avant de checker les quelques poings qui se tendent vers elle.
« Un groupe vraiment talentueux… basé en Belgique… j’ai vécu un peu là-bas… Aborted est (rires) la fierté de la Belgique en matière de death metal ! » Par ces propos, le placide Tom Tompa d’At the Gates me décrivait en mai 2021 ses (ex) labelmates de Century Medias Records (ils figurent dorénavant au cheptel de Nuclear Blast). Implacable et syncopé. Ces mots pourraient quant à eux définir Vault of Horrors, la douzième livraison des originaires de Waregem effectuée il y a douze jours, pourvue d’une production consistante signée Dave Otero (Cattle Decapitation, Archspire). Sven de Caluwé et les siens y égrènent entre death et grind des références au cinéma qui fait peur (« Vault of Horror » fut le nom d’un bimensuel US de bédés d’horreur des années cinquante, puis le titre d’un film britannique de 1973 narrant les déboires de cinq gars avec un ascenseur). Les seuls musiciens non anglo-saxons de ce plateau death et assimilés défouraillent devant un parterre aux trois-quarts remplis à dix-neuf heures vingt. Le batteur Ken Bedene a regagné sa batterie et engage les hostilités quelques dizaines de secondes avant ses trois comparses. « Bonsoir Paris ! », interpelle le chanteur chauve, et c’est parti pour un tour de moissonneuse-batteuse ! Les lights (rouges et bleus) et les fumis sont à la fête. Le son est gras à l’image des vocalises. Le deuxième circle pit de la soirée, lancé dès le premier morceau (« Retrogore » de 2016), est (bien) plus fourni que celui de VEXED. « À n’importe quel moment, s’il y a des gens qui veulent monter… », précise le chanteur à la première pause. « … Il ne faut pas nous le dire deux fois ! », lui répond un type depuis la fosse. Dont acte. Premier plongeon de scène d’un spectateur sur le morceau suivant. Puis un autre. Puis un autre, la tête la première (il porte des lunettes en plus). Puis plein d’autres. Le pogo est virulent. Avec son physique d’adjudant-chef, Sven growle tout en maîtrisant les ardeurs de ses afficionados. Il arpente la scène d’un bord à l’autre tout du long du concert.
« Le bassiste est en train de manger des pâtes » badine-t-il à l’interlude suivant. En fait non. Il n’y a pas plus de bassiste chez Aborted que de beurre en branche (Stefano Franceschini a récemment quitté le groupe qu’il avait intégré en 2016 afin de finir sa thèse, et les bobines de ses parties sont diffusées). Il y a en revanche deux guitaristes. Ils sont techniques. Précautionneusement postée au troisième rang sur le flanc droit, Pouniiie shoote à moins d’un mètre du maelstrom humain. « Je veux voir un beau bordel là-dedans !!! », exige le chanteur quadragénaire. Ben tiens. Une jeune femme se filme sur scène durant plusieurs minutes, trop contente, pendant que les Belges moulinent, impassibles. Elle est suivie d’une autre, cheveux bleus et T-shirt Cannibal Corpse, à l’incursion plus furtive. « Faites du bruit Paris !!! » Puis nouvel aparté avec l’auditoire, consistant cette fois en une blague à propos des biceps de Macron, ainsi que sur l’augmentation du taux d’obésité en France. Il faut donc poursuivre les exercices. Swen demande un Jumping Jack (exercice de gymnastique qui consiste à réaliser un saut avec écart latéral des bras et des jambes) collectif à l’entame du titre qui suit. Les premiers rangs s’exécutent. Je n’avais jamais vu ça. Sven mime ensuite une rafale de mitraillette. Le public jubile, certains des participants sont en nage tout comme le chanteur rigolard. Brutal et potache. Fin du défouloir général à vingt heures trois sur leur classique « The Saw and the Carnage Done » (Neil Young ?). Dans l’immédiat, je rejoins les coulisses en compagnie de Megan et de Willem. Mon interview de VEXED est sur le point de commencer…
Inspiré et convaincant, Netherheaven, publié par Revocation chez Napalm Records il y a deux printemps, lorgne un tantinet vers le thrash (tendance clair, progressif et technique). Dave Davidson (guitare et vocaux) paie dans ce disque tribut à ses influences (Chuck Schuldiner, Marty Friedman et John Leslie « Wes » Montgomery). Le trio de Boston a donc lui-aussi un disque excellemment produit à défendre ce soir, quoique Netherheaven ait bénéficié d’une copieuse tournée éponyme l’an dernier, passée par le Black Lab de Wasquehal le 11 février 2023 et notre Trabendo le 10. Sa branche américaine fut endeuillée par l’« épidémie » (« Tornado Outbreak ») de 147 tornades ayant frappé sept États dans la nuit du 31 mars au 1er avril suivant. Revocation devait se produire à l’Apollo Theater de Belvidere, Illinois (avec Morbid Angel, Skeletal Remains et Crypta) devant deux cent soixante spectateurs. Alors que le public était sommé de ne pas quitter le bâtiment, celui-ci fut frappé à dix-neuf heures quarante-quatre par une tornade de 144 km/h provoquant l’effondrement de son toit. Il y eu quarante-huit blessés, un malheureux perdit la vie. C’est devant une Machine du Moulin Rouge désormais pleine que Davidson et ses deux techniciens entament leur démonstration. Debout dans l’escalier central, Vu observe attentivement. « J’adore ! », me glisse-t-il, enthousiaste. Une musique complexe. Et moins fofolle que celle d’Aborted. Du coup la fosse est moins déchaînée, peut-être fatiguée par ses exercices physiques de début de soirée… Le seul point commun entre Revocation et ses prédécesseurs Aborted est l’absence de basse. Derrière la console, où certains sont intelligemment embusqués afin de ne pas louper une miette de cette restitution live, l’on peut constater que les décibels oscillent entre 104 et 107, descendant à 94 sur les arpèges. Le son de la guitare (la Jackson WR7 David Davidson Signature Guitar) est aigu, cristallin. L’assistance demeure en sa contemplation des trois instrumentistes, s’y emmurant même… Décidément, il n’est guère aisé de chroniquer une formation progressive, fut-elle metal extrême. À l’instar du jazz ou du prog’ rock, il y a un public dévoué, qui acclame en l’occurrence ses musiciens fétiches à chaque silence. Les non-pratiquants sont au zinc et alentours, papotant entre autres sur les confortables fauteuils beiges disposés dans le long couloir qui mène à la sortie. Personnellement je préfère Revocation en version studio. Fin du set à vingt-et-une heure dix. Une importante portion du public migre alors en direction des étals de merch. Puis vers la sortie.
« Tous deux dans le même lit nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions et, quand nos jeunes cœurs un peu soulagés pouvaient exhaler leur colère, nous nous levions sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force : Carnifex ! Carnifex ! Carnifex ! » (Rousseau, Les confessions, Livre I). Terme polysémique, constitué par assemblage des latinismes « caro » (« chair ») et « flex » (« artisan »), « carnifex » veut dire « bourreau » ou « meurtrier ». C’est aussi le nom donné en 1842 par le naturaliste français René-Primevère Lesson à un petit rapace diurne amateur de chair fraîche. C’est en l’espèce celle d’un quintet de deathcore fondé en 2005 à San Diego par le chanteur Scott Lewis et le cogneur Shawn Cameron. Ces latinistes distingués promeuvent Necromanteum, leur neuvième album studio sorti en octobre dernier chez Nuclear Blast (dont l’intitulé dérive d’un autre néologisme, « Psychomanteum », littéralement : un espace conçu en vue d’entrer en contact avec le trépas). Son excellente production est cosignée Lewis, Cameron et Jason Suecof (au lu de son imposant palmarès, ce quadragénaire est LE manitou US du son metalcore, groove metal, death mélodique et deathcore). Cet effort viscéral a été salué par la critique et par les fans. Pour ma part, j’ai apprécié ces ambiances pesantes et violacées, la massivité sonique, ainsi que la parfaite cohésion entre growls et rythmes syncopés, ces dix missiles death ayant été probablement composés et peaufinés en synergie absolue entre les deux membres fondateurs (chant et batterie). Le falconidé fond sur sa proie contemplative à vingt-et-une heures vingt-neuf, après que les lumières se sont éteintes. « Paaaaaaaaaris !!! We are Carnifex !!!! », beugle Scott Lewis, qui demande sur-le-champ un circle pit. C’est reparti, pour une douzaine de titres cette fois, tête d’affiche oblige. Sous des lumières verdâtres, les premiers rangs se bastonnent pour de faux.
Deuxième sommet physique de la soirée avec Aborted. Les stage diving reprennent eux aussi. Chaque (mini) temps mort est propice à une clameur, une ovation, une jubilation. Dans la fosse, les vingtenaires et trentenaires font sans discontinuer don de leur énergie à la musique de Carnifex. Les autres observent, opinant doucettement de l’occiput, certains un gobelet de houblon à la main. Certains, enfin, scandent les paroles comme l’on scande un slogan. Tapie à présent sur le côté gauche contre l’estrade, bien à l’abri d’un énième slam, Pouniiie immortalise les poses du chanteur tandis que turbinent les quatre instrumentistes. « This song is about a recurrent nightmare », annonce-t-il à la septième pause. Et Carnifex d’asséner sous une lumière jaunâtre leur grindeux et cauchemardesque « Infinite Night Terror » figurant sur leur dernier disque. Son intro est saluée par un rugissement collectif. Le pogo, est-il besoin de l’écrire, ne faiblit aucunement. Il est déjà vingt-deux heures passées. En contrebas, un jeune Asiatique chevelu en débardeur noir mime en grimaçant les paroles des chansons pour faire marrer son pote. Je croise de nouveau l’ami Vu, qui me demande si moi aussi j’adore. Assis sur un des fauteuils, Tank le roadie du 91 récupère un peu et me dit préférer Revocation ; sa journée de labeur a été entamée à midi et n’est guère achevée (il lui faudra dans quelques instants aider à démonter la scène). Un peu plus loin, le guitariste de VEXED tient patiemment le stand de merch désormais déserté… Plus loin encore, les videurs désinstallent le fumoir externe. « Thank you so much, you guys are awesome ! » Une bronca se fait entendre lorsque Scott Lewis annonce le morceau final, qui sera l’occasion d’un dernier circle pit. Si beaucoup sont désormais partis, ceux qui restent voudraient visiblement rester davantage. Un mec danse à fond dans l’escalier central. « See you next time » à vingt-deux heures vingt-cinq. Carnifex débarrasse les planches sans aucune autre forme de procès. La sono diffuse du Deftones tandis que la Machine se vide à la vitesse grand V. « Aborted c’était bien, mais, Revocation, c’était plus fin », analyse dans sa veste à patchs noire un convive sur le boulevard. Les passants me semblent plus agressifs que le public du concert. Ce n’est pas qu’une impression.
Le 29 janvier 1909 toujours, Alain écrivait : « Les heures d’insomnie, lorsque l’on n’est pas malade, ne sont pas si redoutées, je crois, parce que l’imagination est alors trop libre et n’a point d’objets réels à considérer. Un homme se couche à dix heures et, jusqu’à minuit, il saute comme une carpe en invoquant le dieu du sommeil. Le même homme, à la même heure, s’il était au théâtre, oublierait tout à fait sa propre existence. » Ça marche aussi avec death metal.
L’interview de VEXED à vingt heures est ci-dessous les amis !
Merci à Angélique Merklen pour la relecture !