Auteur : Pedro Peñas y Robles
Titre : Suicide – Suicide
Éditeur : Densité, collection Discogonie
Sortie : avril 2024
Note : 18/20
Lundi 2 septembre 2024. Aux alentours de 17 heures, un type plutôt mince en t-shirt Behemoth me tire avec délicatesse de mes réflexions : « – ‘Scuse-moi mais tu ressembles au chanteur de Treponem Pal ! » Entamant ma pause-café à la Terrasse de la Sybille, et faisant fi de ma surprise, je lui réponds du tac au tac : « – Pourquoi pas !? Je l’ai interviewé l’an dernier… ». Ses yeux s’écarquillent, il s’assoit en face de moi et commence à me questionner, presque éberlué par ma réponse… Il me dit ensuite connaître ANR, Ask, certains musiciens de Treponem Pal, et mon pote Karl. Le Landerneau quoi. Il mixe à ses heures sur de l’indus. Il fréquente également les caves Saint-Sabin. S’ensuit un amusant blézimard improvisé, un spontané name dropping avec, du plus récent au plus canonique : Marilyn Manson, Trent Reznor, Ministry, Front 242, Nitzer Ebb, etc… Je clos cette liste d’artistes indus et assimilés en citant « Suicide »… Les yeux toujours tout ronds, mon interlocuteur ouvre sur le champ un grand sac plastique rigide qu’il avait posé à même le bitume de la rue Botzaris à côté de sa chaise. Il y glisse prestement sa main droite. Son sac est rempli d’opuscules rectangulaires neufs, qui s’entrechoquent sous ses trifouillages hâtifs, j’entraperçois au passage quelques noms célèbres sur les petites couvertures blanches et noires (au minimum deux, de mémoire : Patti Smith et Nick Cave)… L’inattendu visiteur du soir agrippe finalement celui qu’il semblait rechercher, puis me le tend tel un trophée : sur la couv’ est inscrit « Suicide – Suicide » en blanc et orange sur fond noir. L’exupérienne rencontre se prénomme Ouassini, et m’offre avec un plaisir non-dissimulé l’ouvrage de la collection « Discogonie » des éditions Densité consacré à Suicide, le premier album du légendaire duo new-yorkais Suicide. À la limite de l’embarras, je remercie Ouassini avant de retourner vaquer à mon travail, lui promettant quoi qu’il advienne de chroniquer son don. Dont acte.
Musicien industriel et DJ depuis les années 1980, spécialiste et théoricien (à contre-courant) de la new wave, fondateur en 2013 du label franco-espagnol Unknown Pleasures Records, Pedro Peñas y Robles a précédemment publié de conséquents travaux à propos de Joy Division, Nick Cave et Nitzer Ebb (principalement aux éditions Camion Blanc). Fidèle à son habitude, ce passionné passeur adopte ab initio un point de vue subjectif, autobiographique. Il relate les deux occasions où il a eu la chance de voir Suicide en concert : la première en 1999 au MACBA (Musée d’art contemporain de Barcelone) ; la seconde en 2014 au festival MIMI sur une des îles du Frioul, plus précisément dans la grande cour de l’ancien l’hôpital Caroline en ruine (souvenir également propice à un premier, onirique et fabuleux témoignage du réalisateur et musicien Marc Hurtado, cité ici au titre de « témoin essentiel »). Au crépuscule donc de l’existence du chanteur Alan Vega, rappelé à Hachem en 2016 à l’âge de 78 ans. Quatre décennies après la venue au monde de Suicide, l’album. Peñas y Robles évoque ensuite sa rencontre en 2012 à Marseille avec Martin Rev, l’impassible clavier ; ainsi que deux hommages ultérieurs au groupe Suicide auxquels il fut partie prenante.
Plus loin, l’auteur nous présente ses trois angles d’attaque : « peu d’ouvrages se sont intéressés de plus près au processus d’enregistrement, au contexte culturel et à la création intrinsèque de cet album nihiliste et mythique ». Pour ce qui révèle du premier angle, il nous fait notamment état des sept années de maturation du disque, du matos utilisé, ainsi que du travail sonore quasi-live produit en un temps record par Craig Leon (Bob Marley, et la crème de la première vague du punk US). Quant au deuxième angle, il s’agit bien sûr de la grosse pomme du mitan des seventies : une « ambiance industrielle, urbaine, confinée et malsaine, qui ressort à l’écoute de ce premier album. Disons-le clairement, sans New-York pas de Suicide, et sans Suicide pas de New-York ! » La parenté avec le premier album du Velvet Underground & Nico ainsi qu’avec les Doors est, chemin faisant, dressée. Enfin, pour ce qui a trait au troisième angle, les deux alchimistes déplaisants ont inventé un rock US primal, minimaliste et répétitif. Une musique à nulle autre pareille, engendrée par deux dangers publics : un chanteur et un synthé tant nihilistes qu’avant-gardistes, parrains involontaires de courants musicaux disparates à travers le monde occidental de la fin du vingtième siècle. Ian Curtis de Joy Division était, tout comme le boss Bruce Springsteen, fan. « En France, les enfants de Suicide ont essaimé sur tout le territoire dès le début du mouvement punk » (Metal Urbain, Kas Product, Norma Loy, Taxi Girl, Bérurier Noir, Tétines Noires) : « Même chose du côté des grands chanteurs français comme Bashung ou Christophe, qui n’ont jamais caché leur amour pour cette déflagration électronique aussi obsédante que terrifiante par moments ».
Pedro Peñas y Robles est quant à lui détenteur d’un vocabulaire détonant, et connaît parfaitement le sens des mots. Par exemple « Simple » ne veut nullement signifier « simpliste ». Cet arsenal linguistique est habilement mis au service d’un historicisme jouissif (« Comme l’histoire du rock le révèle, Suicide fut lancé en 1970. À l’époque, Elvis tapinait à Las Vegas pour le colonel Parker et la mafia de l’hôtel Continental »), ainsi que d’une indéfectible conviction : « Si un disque a pu changer la face de la musique des années 1970 et 1980, c’est bien le premier LP du duo punk électronique américain Suicide (…) Cette œuvre courte (moins de trente-deux minutes) est l’un des disques fondateurs de tout ce qui suivra à partir de 1977 dans l’underground et au-delà, et la plupart des mouvements musicaux des années 1970 et 1980 puiseront dans cette explosion sonique fondamentale ». Suicide provoque, choque, questionne, ce qui amène donc notre expert à reposer la sempiternelle interrogation relative au « beau » dans l’art, qui « ne veut pas forcément dire « joli » » ni esthétique. L’androgyne Bohémien Alan Vega démontra en outre que le rock’n’roll cinglant pouvait être électronique et rachitique.
Considérant cet album plus fondamental encore que ne l’est Never Mind The Bollocks (on fera au passage mention, que le diablotin John Lydon avait chroniqué la ballade « Cheree » dans le cadre de l’édition du 22 juillet 1977 du NME), Peñas y Robles se fait une joie tout au long des 89 pages allouées de mettre en perspective tour à tour : sa reconnaissance tardive, sa postérité, sa réalité sociétale, l’irrécupérabilité mercantile, cette sidérante jonction musicale entre le sobre krautrock et le gambillant Elvis (à tout du moins un « Elvis minimal »), la dimension plastique de l’œuvre, etc… Effectivement, si un 33 tours se prête tout particulièrement à un décorticage théorique, c’est bien Suicide par Suicide. Cet exercice de style contient par ailleurs des infos de première main, une analyse de la pochette noire et rouge ainsi qu’une minutieuse étude des sept plages composant l’opus (avec leurs paroles retranscrites, et dans l’ordre des deux faces). Dont évidemment l’emblématique et immarcescible electropunk « Ghost Rider », en hommage au fameux Motard Fantôme de chez Marvel Comics. Bref, un travail de passionné, hautement recommandable car érudit, lucide et précieux. Le genre de livre que l’on lit lentement, afin de ne laisser passer aucune idée ni pirouette stylistique. Supposant que les autres références formant cette collection Discogonie (The No Comprendo des Rita, Violator des Depeche, Pornography de Cure, ou encore Melody Nelson de Serge…) sont d’une identique trempe, je vous les recommande eux-aussi sans souci, et sans même les avoir lus !!!