Lentement mais sûrement, nous abandonnons pour de bon l’orbite du vingtième siècle. En 2024, le rock’n’roll a fêté ses soixante-dix printemps (« Rock Around The Clock » a été publié par Bill Haley le 12 avril 1954) dans l’indifférence générale, en somme fort gênante, révélatrice d’une époque qui a perdu la mémoire au bénéfice d’un présent par essence furtif. De même, lentement mais sûrement, nous atteignons le mitan de la décennie 2020. Cette dernière impose son style mainstream ainsi que ses marottes (ses « nouveaux usages ») : généralisation progressive de l’IA, chanteuses anglo-saxonnes à l’impact phénoménal (sauf en cas d’élection présidentielle US), tickets de concerts vendus selon le principe de la « tarification dynamique » (comme pour les grandes lignes de la SNCF…), albums ne rapportant plus grand chose financièrement aux artistes, festivals et salles de concerts segmentés en zones (et autres safe spaces) et files d’attente que l’on peut couper moyennant finance, éléments de langage, tribute bands, nouvelles générations de mélomanes n’étant pas spécialement légion, court-termisme, journalistes de rock reconvertis en gardiens de Musée Grévin, si ce n’est en nécrologues…
Cette ambiance envoûtante n’est pas tout à fait celle dans laquelle baigne ce que l’on nomme communément « le metal ». Ce genre musical apparu début 1970 se caractérise par des codes fraternels ainsi qu’un signe de ralliement que même les non-initiés connaissent désormais (« L’index levé vers le ciel / L’auriculaire vers le ciel / Le pouce préhensile venant jouxter le majeur et l’annulaire »). De la Basse-Normandie à la Loire-Atlantique en passant par la Malaisie, le Chili ou encore la Silésie, le metal et ses dérivés se portent tels des charmes et poursuivent tranquillement leur petit bonhomme de chemin sans trop décevoir les fans. Pour ces derniers, l’Histoire est toujours en marche et il est particulièrement endiablant d’en rendre compte en nos colonnes. Comment s’explique cette longévité vivace ? Excluons d’emblée la puérile (ou bigote) explication d’un pacte faustien. Il semblerait, plus certainement, que les quatre scènes qui forment grosso modo ce genre constituent autant de piliers solides, d’intéressants narratifs en perpétuelle évolution – death et thrash, black (et pagan), stoner, metalcore (et affiliés en -core). Ces quatre piliers visibles possèdent leur public d’initiés et de fidèles, leurs caractères, rituels, atmosphères, styles vestimentaires spécifiques, et lieux consacrés. Et, tout cela, nulle IA ou tarification dynamique ne pourra l’annihiler de sitôt.
2024, année death ? Oui, avec les nouvelles créations (entre autres) de Nile, de Loudblast, d’Aborted, du très tarabiscoté Absolute Elsewhere par Blood Incantation (qui a enthousiasmé tout le monde y compris un certain Philippe M., décidément bien entouré), de Suffocation, d’Immolation et de Brujeria (combo qui a malheureusement subi le trépas soudain de deux de ses membres en moins de six mois) à l’Altar, d’Obituary en tournée (deux shows à Paris cet automne en l’espace d’un mois), d’Incantation au Motoc’, ou à tout hasard les premiers concerts français des Brésiliennes de Crypta et l’ultime de Sepultura. 2024, année stoner ? Également, avec une édition mémorable du Westill à Vallet (rien que ce nom…), de Gozu à la Valley, de la sortie du deuxième album très attendu des déjà légendaires Slomosa, de la tournée hexagonale commune de Dvne et My Diligence, des retours simultanés de Fu Manchu et d’Acid Bath, de ceux des figures tutélaires que sont les Melvins et Jerry Cantrell, ou encore des découvertes des Dortmundois grungeoïdes de Daily Thompson, des Toulousains de Slift, des Lausannois de Monkey3 et des Mentonnais de Wormsand. 2024, année BM ? Assurément, avec comme ça au pif le nouveau disque judicieux de Rotting Christ, le deuxième des Néerlandais d’Haliphron, le psyché finlandais d’Oranssi Pazuzu, Uada au Motocultor, Cradle of Filth en Charente-Maritime, Myrkur un peu partout, le brio des festivals Tyrant et Winter Rising, sans passer sous silence le gigantique concert de Satyricon au Hellfest, plus Abbath qui nous régale sur les réseaux sociaux… 2024, année metalcore ? Effectivement, on va y venir…
Sinon, les membres les plus anciens de notre communauté sont toujours well and alive, afficionados chevronnés, rétifs ou pas ou peu à ces nouvelles strates qui ne cessent de s’empiler décennie après décennie. Les douze derniers mois, ces mémoires vivantes ont vibré en écoutant les derniers Judas Priest, Accept et Saxon (et peut-être l’album solo de Mick Mars) ; ils ont apprécié le retour de Mercyful Fate (avec la jeunette Becky Baldwin à la quatre cordes) ; ils sont allés assister à Longchamp à la der du duo Angus Young / Brian Johnson (et y subir une orga d’un lamentable qui fera date) ; certains se sont ensuite rendus au festival de Vouziers ; mais tous ont pleuré en octobre la mort de Paul Di’Anno ; avant de saluer unanimement en décembre la retraite bien méritée de ce bon Nicko McBrain…
En 2024 donc, le metal et ses variations ne se portent pas trop mal, au vu notamment de la situation musicale et culturelle ambiante. Art’n’Roll a fêté ses quatorze années d’existence, passées en toute indépendance. À ce propos, notre webzine a eu le plaisir de mettre cette année en ligne quatre-vingt-quatorze articles sur le présent site Internet. Pour ma part, un seul papier me prend au minimum cinq heures de confection. En retour, outre les félicitations et manifestations d’enthousiasme des uns et des autres (vous vous reconnaîtrez), j’ai apprécié interviewer en 2024 dix-neuf véritables artistes. De ce gentil cru, je garderai précieusement en mon cœur cinq apartés : Konvent (cinquante minutes allouées à Art’n’Roll par les joyeuses Danoises lors de leur passage éclair au Hellfest – un record par les temps corporate qui courent !) ; Chloé Trujillo (adorable hippie-chic jet-laguée de retour à Los Angeles dudit Hellfest, me donnant l’opportunité d’approcher vingt-neuf minutes durant le mythe Metallica : « Je dois répondre à mes mails et faire les courses parce qu’il n’y a rien à manger à la maison ») ; Nile (l’érudition, et la redoutable sagacité du captain Karl Sanders) ; Hirax (instants émouvants, lorsque Katon évoqua tour à tour la musique de Louis Armstrong et la mémoire de son père récemment rappelé à l’Éternel, GI durant la Seconde Guerre mondiale puis celle de Corée) ; enfin la grande Charlotte Wessels (à la fois forte et sensible, déterminée et primesautière, enthousiaste et pudique), l’autrice de The Obsession, mon choix en tant qu’album de l’année.
Passons, justement, au dépouillement des votes de notre modeste rédaction. Notre récap’ à nous. En raison de la diversité de nos goûts artistiques, aucune tendance lourde ne va réellement se dégager de ce sixième scrutin. Cependant, deux phénomènes peuvent être mis en exergue. La scène française arrive en tête, une fois de plus fort bien représentée. Tout d’abord avec les Landais de Gojira : n’en déplaise aux mal lunés chroniques, élitistes à deux balles et autres anti-JO bas du front, l’apparition en mondovision devant la Conciergerie du visage faussement courroucé de notre Joe Duplantier national à vingt-et-une heures dix-neuf le 26 juillet 2024 a marqué un moment d’anthologie pour le metal français, et pour le rock français (trouvez donc un équivalent en soixante ans de son histoire, longue, mais isolée…), et même in fine pour le metal tout court (il n’y avait qu’à parcourir ce soir-là les réactions sur les réseaux sociaux de nos frères et sœurs à travers le globe : une chroniqueuse colombienne réputée a, par exemple, témoigné sur Facebook de sa « fierté » d’avoir pu voir un groupe de metal ouvrir une cérémonie internationale…). Il n’est donc pas nécessaire d’entrer dans des données chiffrées pour appuyer le propos : l’image s’imposera.
2024 fut également, n’en déplaise à d’autres pisses-vinaigre (parfois les mêmes), l’année des trublions nantais d’Ultra Vomit : outre un franc succès populaire (concerts à guichets fermés, dont un Bataclan survolté mi-octobre), le quatrième canular studio des dignes descendants des Charlots les a consacrés à l’aise Blaise comme musiciens polyvalents et conteurs d’histoires (y compris animalières) plus que cocasses (et de surcroît bons camarades : leur « Mouss 2 Mass », dédié à Mouss de Mass Hysteria, est un « must », comme on disait autrefois)… France, terre de contrastes : les blackeux bordelais de Seth, forts de leur septième album studio, La France des maudits, figurent eux aussi au rang de nos suffrages. Il convient de s’en féliciter. France, terre de contrastes, toujours, puisque répondent présents les très urbains (Franciliens) Black Bomb A et Lofofora, qui ont eux aussi enrichi cette année leurs discographies (respectivement initiées en 1995 et 2001). On a par ailleurs accordé nos voix aux Poitevins de Klone (après un passage remarqué au Hellfest et un tout aussi remarquable dixième LP, le mélancolique The Unseen), ainsi qu’aux Essonniens pimentés de LocoMuerte (nouvel album en septembre : Parano Booster). Nous n’avons pas strico sensu voté pour eux, mais on aurait aisément pu mettre à l’honneur nos amis de Loudblast (un superbe neuvième album, magnifié par un surprenant Frédéric Leclercq à la lead guitar, augurant du meilleur en live à l’approche notamment des festivités prévues pour les quarante balais du groupe lillois). Enfin, je citerai volontiers l’active, romantique et altière Clémentine Delaunay, la chanteuse française du groupe de metal symphonique autrichien Visions of Atlantis. Cette soprano s’impose chemin faisant comme une figure du metal de chez nous (elle avait été interviewée en nos colonnes en juin, peu avant la sortie de Pirates II – Armada).
Le second trait saillant (« enseignement », diraient les politologues) de ce référendum maison n’a rien à voir avec l’origine géographique. Quoique, le monde anglophone se voit surreprésenté dans le style que nous allons à présent évoquer : je veux parler du metalcore et de ses environs (deathcore, post-hardcore, pianocore, et cetera). Non content de tenir désormais le haut des affiches des grand-messes metal occidentales, ce polygenre contemporain tient la dragée haute à tous les autres en nos suffrages. Citons dans l’ordre pour cette consultation : Knocked Loose (qui apparaît deux fois avec son You Won’t Go Before You’re Supposed To), Heriot (autre révélation ultra brutale en provenance de la perfide Albion, laquelle se refait mine de rien une petite santé grâce à cette nouvelle scène), SeeYouSpaceCowboy, Despised Icon, Touché Amoré et The Ghost Inside. Cette galaxie en -core, en perpétuelle expansion, ne serait pas complète sans évoquer les artistes vus, écoutés ou rencontrés en 2024 : VEXED, Carnifex, Infected Rain, Crystal Lake, The Amity Affliction, Architects, Future Palace, Ad Infinitum, Polaris, As I Lay Dying, Jinjer, W3 4R3 NUM83R5, ou encore Ankor…
À souligner le retour inattendu, et gagnant, de l’institution nu metal Linkin Park : une nouvelle chanteuse en remplacement, sept années après, du regretté Chester Bennington, un album et une tournée plébiscités cet automne par le public hexagonal, sans oublier la tête d’affiche du prochain Hellfest, ainsi qu’un Stade de France en juillet prochain ! Notre photographe Pouniiie a voté à deux reprises pour ses idoles.
Quoi qu’il en soit, l’ancienne garde ne se rend pas. Chez Art’n’Roll, on a également voté en faveur de Kerry King, AC / DC, Def Leppard et pour les (relativement) plus récents Body Count et Opeth. Notre voltairienne correctrice Angélique a quant à elle plébiscité The Jesus and Mary Chain et Marilyn Manson. Impeccable.
Pour ce qui ressort des concerts que notre rédaction a préférés, on notera l’ultime (?) concert des Catalans de Crisix, donné en novembre dans le cadre de l’Apocalypse Metal Fest du Havre. On notera de même deux prestations délivrées au cours de l’édition 2024 du Hellfest : Machine Head et Satyricon. Un Hellfest certes controversé, mais dont l’audacieuse et avant-gardiste programmation (la présence de Sierra le dimanche soir ne m’a pas personnellement traumatisé, non…) a qualitativement contrebalancé un incontestable changement d’ambiance induit par un remplacement de population. Nous espérons y être en 2025, et serons de toute façon présents sur de multiples fronts et événements (Festival 666, Motocultor Open Air, Mennecy Metal Fest, Apocalypse Metal Fest, et cetera). Il y aura itou de beaux spectacles (Pantera, Spiritbox) et de prometteuses publications dès les premiers mois (Hangman’s Chair, Jinjer, Lacuna Coil, Destruction, Akiavel, etc…). Dans l’immédiat, nous vous souhaitons un joyeux Noël ainsi qu’un bon début d’année ! Voici, si vous le voulez bien, nos votes 2024, avec dans l’ordre des réponses récoltées :
ANGÉLIQUE MERKLEN.
Albums de l’année :
- From Hell I Rise, KERRY KING
- Glasgow Eyes, THE JESUS AND MARY CHAIN
- One Assassination Under God – Chapter 1, MARILYN MANSON
Groupe ou artiste de l’année : THE JESUS AND MARY CHAIN
Concert de l’année : CRISIX, Le Havre
FRANCK PAUL.
Albums de l’année :
- Pro Xristou, ROTTING CHRIST
- La France des maudits, SETH
- Sunraven, GRAND MAGUS
Groupe ou artiste de l’année : AC / DC
Concert de l’année : MACHINE HEAD, Clisson
DETOX.
Albums de l’année :
- You Won’t Go Before You’re Supposed To, KNOCKED LOOSE
- Devoured By The Mouth Of Hell, HERIOT
- Coup de Grâce, SEEYOUSPACECOWBOY
Groupe ou artiste de l’année : OCEANS
Concert de l’année : DESPISED ICON, Paris
VIRGINIE V. MAMY.
Albums de l’année :
- You Won’t Go Before You’re Supposed To, KNOCKED LOOSE
- Spiral In A Straight Line, TOUCHE AMORE
- One Night Only Live At Leadmill, DEF LEPPARD
Groupe ou artiste de l’année : GOJIRA
Concert de l’année : BEARTOOTH, Paris
POUNIIIE.
Albums de l’année :
- Searching For Solace, THE GHOST INSIDE
- From Zero, LINKIN PARK
- Post Human: NeX Gen, BRING ME THE HORIZON
Groupe ou artiste de l’année : LINKIN PARK
Concert de l’année : GET THE SHOT, Paris
ASK.
Albums de l’année :
- Merciless, BODY COUNT
- Unbuild The World, BLACK BOMB A
- Cœur de cible, LOFOFORA
Groupe ou artiste de l’année : BODY COUNT
Concert de l’année : OBITUARY, Paris
C.LINE.
Albums de l’année :
- The Unseen, KLONE
- The Last Will And Testament, OPETH
- Parano Booster, LOCOMUERTE
Groupe ou artiste de l’année : KERRY KING
Concert de l’année : SHAKA PONK, Paris
ROMAIN.
Albums de l’année :
- The Obsession, CHARLOTTE WESSELS
- Ultra Vomit et le pouvoir de la puissance, ULTRA VOMIT
- The Underworld Awaits Us All, NILE
Groupe ou artiste de l’année : GOJIRA
Concert de l’année : SATYRICON, Clisson
Merci à Angélique Merklen pour la relecture !