Nul besoin, utilité ni même envie, de s’attarder sur les longues tribulations juridico-égotiques et autres querelles byzantines qui ont concouru à la formation de PATRIARKH par Bartłomiej Krysiuk, qui publie chez Napalm Records ПРОРОК ИЛИЯ le 3 janvier 2025. En revanche, l’œil ainsi que l’intérêt sont immédiatement attirés par la circonstance que les huit plages qui forment ce premier album des Polonais sont toutes intitulées « WIERSZALIN » (« ВЕРШАЛИН » en cyrillique) et numérotées en chiffres romains. « WIERSZALIN » n’est pas un mot mais un nom propre : il s’agit d’une colonie fondée dans les années 1930 par Eliasz Klimowicz, connu sous le nom de « Prophète Ilya (Élie) ». Cet Orthodoxe a érigé dans le village de Grybowszczyzna en Podlachie (une des régions les plus à l’est de l’actuelle Pologne, non loin de la frontière biélorusse) une église autocéphale dont il s’était autoproclamé prophète. Né dans une famille mixte orthodoxe-catholique du gouvernorat de Grodno, Klimowicz conçut Wierszalin en vue de devenir la nouvelle capitale du monde. Cette « Nouvelle Jérusalem » a connu un incroyable succès. Les pèlerins affluèrent des contrées voisines : les pécheurs implorant le pardon de leurs péchés, les malades la guérison, et les autres vinrent afin de retrouver l’espoir. À l’automne 1939, après l’entrée de l’Armée rouge dans le village de Grzybowszczyzna, prit fin le patriarcat du Prophète Élie. Puis il disparut dans des circonstances mystérieuses. Rappelant quelque peu l’épopée de l’Ermitage de Saint-Serge de Radonej quelques siècles plus tôt, le récit illuminé de Wierszalin et de Klimowicz nous éclaire (un peu de lumière ne peut nuire) quant au choix du nom donné par Bart à son nouveau groupe. Car, selon les définitions dégagées par Émile Littré, un « patriarche » est le « Titre qui se donnait autrefois aux évêques des premiers sièges épiscopaux (…) On donne encore ce titre à quelques évêques », désigne le « Chef de l’Église grecque et de quelques autres communions séparées de l’Église romaine », ou encore « le Nom donné aux premiers fondateurs des ordres religieux, tels que saint Basile, saint Benoît, etc. ». ПРОРОК ИЛИЯ signifie « Prophète Élie », soit le titre que s’était arrogé Eliasz Klimowicz. C’est donc lui qui figure sur la (splendide) pochette (intitulée « Prorok Ilja ») de cet impressionnant album, complexe et habité. Musicalement, nous avons affaire à un black atmo de facture supérieure, créé par sept musiciens (dont trois guitaristes et deux choristes) afin de faire réfléchir l’auditeur et de faire voyager son esprit. Une production grandiose mise au service de compositions magistrales, d’arrangements ciselés ainsi que d’un narratif fascinant. Des ambiances grandiloquentes sans être ampoulées, qui font d’ores-et-déjà de cet initial effort non seulement un chef-d’œuvre du genre, mais une somme dépassant le strict cadre BM et metal… Oui, ce chapeau redonne un peu de sens au terme « dithyrambique » ! Le très posé Bartholomée (ВАРФОЛОМИЕЙ) nous a accordé une audience par visio le mercredi 18 décembre 2024 à 18 heures. Il fait froid et nuit noire déjà…
Art’n’Roll : En septembre dernier, un communiqué de presse annonçait : « Le 13 décembre sera une date symbolique. À Melbourne, en Australie, aura lieu le concert d’adieu de Batushka, et nous enterrerons collectivement cette scène au cours de la dernière liturgie ». Comment cela s’est-il passé ?
Bartłomiej Krysiuk (Chant) : C’était un… Jour spécial. Pour nous je pense, et également pour les spectateurs, pour nos fans… Ce fut un jour gorgé d’émotions bien sûr, mais également d’espoir et de lumière : à présent, nous avons tourné la page des mauvaises choses, notamment sur le plan juridictionnel, ces ennuis causés par le changement de nom. Nous sommes désormais un groupe neuf avec un nom nouveau, nous ouvrons un nouveau chapitre avec une musique nouvelle, de nouveaux défis à relever… Cette fin de cycle s’avère en définitive être une bonne chose pour nous !
ANR : Avec un bon album, et également de la bonne musique…
BK : (NDA : Opine du chef et sourit)
ANR : Avec ce premier disque, nous savons si besoin est que la vie d’un homme d’Église, d’un homme de foi, peut être narrée de façon black metal : comment et quand t’es venue cette brillante idée ?
BK : (NDA : Regarde son plafond) J’ai découvert la vie du Prophète Élie grâce à une pièce de théâtre polonaise, que j’ai vue à la télévision dans les années 1990. Je me suis mis en quête d’informations sur lui, et je me suis aperçu qu’il était de ma région. J’ai alors su que sa vie constituait un très bon sujet, qui plus est associé à notre musique extrême. Il y a sept ou huit ans, j’ai approfondi mes recherches, dans l’optique de créer une sorte de scénario. J’ai dans la foulée écrit des paroles, et nous avons entamé la composition des morceaux et de la musique il y a deux ans. Nous avons ensuite passé cinq mois en studio, la production a été réalisée, et le Prophète Élie est né ! Cet album sort en janvier, et nous sommes bien entendus impatients de savoir quel accueil notre public lui fera !
ANR : Comme de par le passé (NDA : du temps du groupe Batushka) les huit pistes qui forment cet album possèdent le même intitulé, numéroté en chiffres romains : cette présentation renforce le caractère narratif de celui-ci, je dirais même qu’il s’agit d’un album « cinématique »… Le narrateur qui parle dans le « Wierszalin I » est le Prophète Élie non ?
BK : Oui ! Lorsque j’ai composé ce disque, je l’ai pensé en termes de « chapitres », ceux d’une histoire. Quand tu dis qu’il s’agit d’un album « cinématique », oui, c’est bien entendu cela : tu pourrais également dire qu’il s’agit d’un « audio book », car c’est aussi le cas, tout comme c’est pareillement une « pièce de théâtre radiophonique » ! Le mot « cinématique » décrit adéquatement l’atmosphère ainsi que le concept-même de ce disque. Il laisse une large part de réflexion et d’imagination à l’auditeur… Les huit chapitres ne peuvent être envisagés séparément, c’est je pense ce qui fait la magie de ce disque… Et effectivement, son premier chapitre dresse le décor de la vie du Prophète Élie, oui !
ANR : « Wierszalin II » évoquerait comme une procession…
BK : Oui c’est une procession, c’est correct. Il évoque la rencontre entre le Prophète Élie et Saint-Jean de Cronstadt, peu avant la première guerre mondiale : ce prêtre orthodoxe a eu cette vision de Wierszalin, et a demandé à Prophète Élie de lever des dons afin d’édifier Wierszalin.
ANR : « Wierszalin III » évoquerait une harangue…
BK : Heu… Oui (Rires) c’est cela ! Tu es vraiment un type qui fait ses recherches ! Je pense que l’intégralité de ce disque constitue un discours. C’est également l’histoire d’une œuvre de construction, celle de la « Nouvelle Jérusalem »… Oui !
ANR : Et « Wierszalin IV » me ferait penser à un massacre… Tout en sachant que si « massacre » il y a, ce serait de toute façon à la fin, lorsque l’Armée rouge annihile le Prophète Élie et Wierszalin…
BK : Oui bien sûr ! Néanmoins, le dernier chapitre est consacré à remercier le Prophète Élie pour la création de Wierszalin. Il mêle également l’œuvre de celui-ci à celle du Prophète Élie de la Bible. Elle est de même comparée à celles de Jésus Christ et de Saint-Jean de Cronstadt. Nous ne savons toujours pas comment l’existence de Prophète Élie s’est achevée : certaines informations dont nous disposons disent qu’il a été exécuté sur place par les Bolchéviques, d’autres qu’il est mort en déportation en Sibérie. Dans notre version de son histoire, Dieu l’emporte au Paradis sur un chariot de feu, exactement comme l’a été le Prophète Élie de la Bible…
ANR : C’est une « Happy End » (Rires)
B : Oui, oui, « Happy End ».
ANR : « Sekta » en polonais désigne principalement une « secte », mais il semblerait que cela désigne également un « culte » : y a-t-il une ambivalence de ce mot en polonais ?
BK : Non, cela veut dire « secte ». C’est presque le même mot que dans les autres langues européennes. On parle même de la « secte de Grybowszczyzna », et « Grybowszczyzna » est le nom du village d’Eliasz Klimowicz, là où tout s’est passé non loin de chez moi. Ce fut d’ailleurs la secte la plus importante, non seulement de Pologne, mais d’Europe…
ANR : Avec des fidèles venus de Biélorussie, de Lituanie…
BK : Oui ! La secte la plus importante d’Europe à cette époque, la « secte de Grybowszczyzna ». C’est donc une très très grosse histoire à raconter…
ANR : Sur l’iconique (NDA : pour une fois que cet anglicisme trouve tout son sens…) pochette du disque, le Prophète Élie porte deux médailles : quelles sont-elles ?
BK : (Sourire) Nous avons fait apparaître sur sa poitrine une médaille de l’Ordre, ainsi qu’une médaille de Raspoutine. Parce que cette histoire est très très similaire à celle de…
ANR : Raspoutine !
BK : On a souvent dit de lui qu’il était le « Raspoutine polonais ». Tu peux (Rires) facilement effectuer une comparaison entre leurs deux existences !
ANR : J’ai également pensé à celle de « Saint-Serge » (NDA : en français)
BK : (NDA : Stupéfait)
ANR : Saint-Sergueï de Radonej…
BK : Sergueï, oui, oui (NDA : Opine de la tête) C’est correct (Sourire)
ANR : Un ermite, orthodoxe, qui devint très populaire…
BK : Oui, oui, oui !
ANR : Il y a dans ce disque, beaucoup de voix féminines, des chœurs et des chants BM. Ces passages m’ont tantôt fait penser à Arkona tantôt fait penser à Myrkur : apprécies-tu Masha et Amalie ?
BK : Oui, j’apprécie leurs complaintes black metal. Les nôtres ont été insérées dans différents chapitres afin de souligner l’importance des femmes dans l’histoire de Wierszalin. Car les femmes ont tout à fait leur place dans cette histoire. Les voix féminines permettent également de créer un son plus organique, plus authentique. C’est pour cela que nous avons également utilisé de la mandoline et du violoncelle, ainsi que tous ces instruments propres au patrimoine de notre région.
ANR : Les morceaux se terminent assez souvent par une coupure nette du son, il n’y a pas de liaison sonore entre eux, on ne laisse pas sonner la dernière note des instruments, qui est coupée brutalement. C’est, je suppose, pour souligner la notion de chapitres : comment t’es venue cette idée ?
BK : Ahhhhh, l’objectif était de relier chaque chapitre à l’histoire qu’il évoque. De bien consacrer le chapitre à la partie du récit. De pouvoir également octroyer à l’auditeur sa part de réflexion, afin que celui-ci s’imprègne de l’histoire.
ANR : Ce disque démontre que le black metal notamment le black metal atmosphérique, la musique religieuse et la musique classique peuvent parfaitement travailler de concert et former une œuvre cohérente…
BK : (NDA : Opine du chef)
ANR : Que dirais-tu à des amateurs de musique classique pour qu’ils écoutent PATRIARKH ?
BK : Que nous nous inscrivons dans une tradition orchestrale destinée à donner une dimension cinématique à notre musique, nous nous adressons à l’auditeur afin que notre création soit plus facile à écouter. Notre musique est finalement facile d’accès, et procure de bons sentiments.
ANR : Quel est le texte religieux que tu préfères ?
BK : Oh c’est (Rires) difficile à dire comme ça…
ANR : Tu peux en citer plusieurs…
BK : J’ai effectué un grand nombre de recherches afin d’écrire cet album, lu des textes liturgiques ou bibliques, je crois me souvenir que sur « Wierszalin IV » nous nous sommes servis du Psaume 135, qui est un des psaumes de David, et qui convient parfaitement à notre album ainsi qu’à l’ensemble de ses paroles. Le psaume 135 (NDA : porte sa tasse à sa bouche)
ANR : Quel est ton rapport personnel au Prophète Élie, Eliasz Klimowicz ?
BK : Oh, tout est très personnel, parce que l’histoire me touche personnellement, que celle-ci s’est déroulée dans ma région. Cet album est très personnel car les sonorités sont celles de ma région, la Podlachie. Je l’ai fait écouter en priorité à mes amis et ils m’ont dit : « Bart ! Comment as-tu fait ?!? C’est véritablement de la musique podlache !!! » ; je suis donc très content du résultat à ce stade ! Cet album est absolument très très personnel ! Je considère même qu’il s’agit du meilleur album que j’ai réalisé…
ANR : Une question plus française : joueras-tu au Motocultor l’été prochain ?
BK : Non, non parce que je crois que Batushka va y jouer…
ANR et BK : (Rires)
BK : Nous jouerons en France en avril, notre tournée européenne commencera le 4 avril pour s’achever à la fin du mois. Je crois me souvenir que nous jouerons trois ou quatre concerts en France. Nous allons jouer l’intégralité de ce disque, c’est une bonne idée que le Prophète Élie soit sur scène !
ANR : Une question plus personnelle à présent : peut-être qu’en avril justement, je serais en voyage en Pologne…
BK : Oh !
ANR : Mais je ne suis pas encore certain de la ville de destination, peut-être Gdańsk, peut-être Varsovie, peut-être Cracovie, je ne sais pas… As-tu un conseil à me donner ?
BK : Oh ! Si tu as le temps, je t’invite à visiter la Podlachie, ma région, tu pourras rencontrer les lieux où s’est déroulée l’histoire du Prophète Élie, et visiter les hauts lieux de l’Orthodoxie. C’est véritablement une région multidimensionnelle et multiculturelle, car il y des Orthodoxes et des Catholiques, mais également le Judaïsme et l’Islam. C’est une région très spéciale, prends le temps de la découvrir.
ANR : Merci. Quel sera ton prochain sujet d’inspiration ?
BK : Ce sera également en relation avec ma région. Une idée m’est venue il y a trois ans, elle est à présent assez mûre pour en faire le thème du prochain album, mais je préfère garder la surprise… Je n’ai pas envie en pleine promotion d’un disque qui n’est pas encore sorti de parler de celui d’après, je suis présentement focalisé sur le Prophète Élie ! Mais, bien sûr, nous avons commencé à travailler sur le prochain chapitre de PATRIARKH, qui je pense sera tout aussi intéressant que celui-ci !
ANR : Bon ! Il est à présent l’heure de se séparer : que vas-tu faire de beau ce soir ?
BK : Oh, j’ai encore quatre interviews à assurer, et après je regarderai un truc sur Netflix. Hier, nous avons achevé l’organisation d’une fête en janvier pour la sortie de ce disque, ce sera un grand jour pour nous car nous nous produirons avec un orchestre symphonique : tout est désormais prêt, donc j’espère que ce sera une réussite. Merci pour le temps consacré et…
ANR : Merci pour cette interview…
BK : Merci pour le soutien, et j’espère que nous pourrons nous rencontrer sur la route…
ANR : Merci beaucoup !
BK : À bientôt.