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Chronique de Our Band Could Be Your Life : Scènes de l’underground indépendant américain 1981-1991

vendredi/21/02/2025
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Auteur : Michael Azerrad

Titre : Our Band Could Be Your Life : Scènes de l’underground indépendant américain 1981-1991

Éditeur : Camion Blanc

Sortie : 30 novembre 2018

Note : 19/20

 

31 mars 2024 : « il avait le format idéal : un bon gros gros chapitre par groupe – pas aussi décousu qu’un livre sur un courant musical sur de nombreux groupes sans s’y attarder, mais plus distrayant qu’un livre de 800 pages sur un seul groupe. Ça va de groupe que je connaissais et adorais (dinosaur jr notamment) à ceux que j’ai découverts et qui font maintenant de mes bons-vrais (butthole surfers, beat happening) ». 1er juin 2024 : « et après, un jour (tu feras) “our band could be your life” ». 12 juin 2024 : « qu’as-tu comme chronique(s) à moi qui traîne(nt)… ? ah oui, “our band could be your life” ». 7 novembre 2024 : « (surtout hâte de voir la chronique du our band – mon livre de chevet) ». 13 février 2025 : « Dis, je ne t’avais pas passé “our band could be your life” ? je ne sais plus ».

Presque un an. Presque une année de relances sur Messenger s’est écoulée, depuis que la traductrice et correctrice Angélique Merklen m’a communiqué en mars dernier Our Band Could Be Your Life : Scènes de l’underground indépendant américain 1981-1991. Je n’ai qu’une parole, et tiens les promesses de pochetron (ou de Chirac) en abomination : cette somme était promise à la chronique, elle sera chroniquée, point barre. J’avais ab initio calculé qu’il ne fallait en rien précipiter la lecture de ces précieuses 848 pages. Outre l’enthousiasme manifesté par notre avisée amie, ce monticule organisé a été qualifié en 2004 par l’hebdomadaire britannique The Observer de « pièce maîtresse de l’histoire du punk ». De plus, il se trouve que Michael Azerrad était dans l’œil du cyclone pile au moment où le grunge a dominé le monde libre : il a collaboré avec MTV de 1987 à 1992, puis avec Rolling Stone de 1987 à 1993, avant de publier la même année le best-seller de référence Come as You Are: The Story of Nirvana (remanié et édité trente ans plus tard sous l’intitulé The Amplified Come as You Are : The Story of Nirvana).

Une intro, un épilogue, et treize chapitres d’une soixantaine de pages per capita entre les deux, chacun consacré à un groupe de l’underground indépendant américain de la décennie 1981-1991. Différentes trajectoires s’enchaînent façon marabout – bout de ficelle : Black Flag, The Minutemen, Mission of Burma, Minor Threat, Hüsker Dü, The Replacements, Sonic Youth, Butthole Surfers, Big Black, Dinosaur Jr, Fugazi, Mudhoney, pour finir par Beat Happening. Il manque visiblement quelques noms. Je pense d’emblée aux Dead Kennedys, à Jesus Lizard, Sebadoh, les Pixies, les Screaming Trees, aux Melvins, à TAD, à Nirvana… À la consultation du sommaire, la première interrogation est : mais sur quels critères Michael Azerrad a-t-il choisi ces treize combos ?

La réponse tombe en page 9 : « La solution consista donc à choisir les formations les meilleures et les plus emblématiques de cette incroyable période (…) Ce livre est uniquement consacré à des groupes affiliés à des labels indépendants (…) c’est pendant les années où il est indépendant, qu’un groupe fournit les plus gros efforts et réalise son travail le plus influent ; une fois qu’il rejoint une grande maison de disques, un lien important avec la communauté underground se perd immanquablement ». Avoir marqué cette décade, figurer au catalogue d’un label indépendant. Un « label indépendant » est celui dont les disques ne sont pas commercialisés « par l’intermédiaire d’un des géants de la corporation de la musique (…) qui lui assure un accès à des magasins bien plus grands que les petits distributeurs ». Au final, les critères retenus font gagner le choix conceptuel en cohésion, et ce, en dépit de sérieuses différences entre les treize élus. L’objectif d’Azerrad est de retracer cette saga à travers celles « des groupes plutôt que (…) leur musique ».

Obectif (évidemment) atteint. L’épopée sauvage commence en Californie du Sud, après la déconfiture de la mouvance punk locale (narrée par Brendan Mullen dans Lexicon Devil : La vie aussi brève qu’intense de Darby Crash et the Germs, publié chez Camion Blanc et chroniqué l’an dernier en ces colonnes), pour s’achever par la longue marche de Sub Pop (relatée quant à elle dans Sub Pop : Des losers à la conquête du monde par Jonathan Lopez, également chez Camion Blanc et chroniqué itou en ce webzine l’an dernier), la consécration mondiale de Nirvana comme porte-flambeau de la génération slacker, et l’invraisemblable « ruée vers l’or du grunge ». Entre-temps, dix longues années de maturations fourmillantes et d’involontaires mutations se seront écoulées. Le point commun entre ces treize groupes serait une éthique (ou des éthiques, je pense au spartiate straight edge initié par Minor Threat), une démarche, une conscience (surtout chez Fugazi), une quête, une philosophie voire un choix de vie. Tous ont connu à un instant donné de leur parcours un dénuement presque monacal. Effectivement, le musical est souvent relégué au second plan. Il s’efface alors derrière un ensemble de considérations d’ordre social, financier, moral, gestionnaire voire politique. L’antagonisme entre ces dernières et le succès commercial fut du reste fatal à Kurt Cobain. J’ai relevé la présence d’un troublant fil rouge, fruit d’un amusant hasard : PIL et REM qui apparaissent au détour de plusieurs saynètes, font systématiquement office de parfaits contre-exemples, pour ne pas dire d’épouvantails… A contrario, le sarcastique moine-soldat Steve Albini apparaît comme la figure emblématique de cette fresque. Ce que l’auteur appelle avec admiration, un artiste « à principes ».

La narration est composée de « scènes ». De treize scènes, treize tableaux brossés avec soin du détail. Des centaines de détails (de la consommation effrénée de spiruline par D. Boon à Johnny Rotten tapotant sa montre sur le côté de la scène, de la moustache en guidon de vélo du bassiste d’Hüsker Dü au vrai Jimmy Carter en contact ou presque avec les parties du chanteur des Butthole Surfers…) qui s’assemblent tout le long du livre. Ou comment les chemises en flanelle portées par le guitariste-chanteur des Minutemen en référence à Creedence Clearwater Revival devinrent quelques années plus tard l’uniforme obligé du mouvement grunge…

Le microcosme et le macrocosme sont imbriqués, Azerrad ne cesse de combiner ces petites aventures avec la grande. Pour ce faire, il met à contribution sa maîtrise de la sociologie, de la cartographie et des chronologies des composantes du mouvement (fanzines, labels, radios, salles, publics…), mais aussi celles des majors, qu’il nomme frondeur l’« Amérique corporatiste ». Son érudition offre une ouverture permanente sur le reste du monde. Le théorique n’est jamais bien loin. Selon lui, le succès de REM et de U2 au milieu des années 1980 convainquit par exemple des artistes à baisser le volume en vue de séduire les médias mainstream, provoquant de ce fait « La transition de underground à “alternatif” ». Quelques développements trahissent un certain élitisme propre à la gauche culturelle, assez répandu dans les milieux underground : entre autres, le mot « populaire » équivaut selon Azerrad à un quasi-synonyme du mot « populiste »… Par ailleurs, comment ne pas voir une lecture d’essence marxiste, lorsqu’il qualifie le « college rock » (qu’il méprise) d’« équipe de réserve du mainstream » ? Protagoniste des années post-punk, Michael Azerrad tient la décennie précédente en horreur (« l’une des périodes les plus misérables du rock »). Moult analyses dénotent quoi qu’il en soit sagacité et expérience (« Si vous appartenez à la classe ouvrière, vous ne démarrez pas un groupe pour vivoter mais pour devenir riche. Ainsi les groupes artistiques, avec leurs perspectives commerciales fondamentalement limitées, étaient principalement les plates-bandes des riches »). De même, jouer un morceau électrique à la guitare acoustique constitue immanquablement « la grande épreuve de vérité ».

L’humour n’est pas forcément proscrit de ce monument rédactionnel érigé à la gloire de l’indie triomphant. Outre les facéties des Minutemen, mention spéciale à Thurston Moore hurlant à l’adresse du public « Je déteste ces English ! » et « Bombardez Londres ! », en clôture du catastrophique premier concert londonien de Sonic Youth du 1er décembre 1983… À ce sujet, si certains de ces treize récits sont passionnants, captivants, cruciaux, d’autres s’avérent nettement plus ternes, plan-plan, voire limite anecdotiques : cela dépend tout simplement de la personnalité des acteurs, le sensationnalisme n’a pas été retenu comme critère de sélection… En définitive, il n’est guère obligatoire de connaître la florissante contre-culture US des années Reagan – Bush père afin de pouvoir pleinement savourer cette odyssée à la fois palpitante et cérébrale en terres indies, où droiture et intégrité constituaient d’obssessionels leitmotive. Enfin, les plus radins d’entre-vous seront contents. Ils pourront en effet acquérir treize bios pour le prix d’une. Fabuleux.

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