Mardi 28 avril 2014, vers 18 heures 30, la pluie lave Paris et son cinquième arrondissement. Heureusement la terrasse du Maubert, boulevard Saint-Germain est couverte. Le président d’ART & ROLL est lui aussi présent, et sirote un Picon bière en attendant. Il ne veut pas manquer de saluer Tai Luc, la tête pensante de La Souris Déglinguée depuis la fin des années soixante-dix. Docs Martens aux pieds, veste kaki et foulard noué autour du cou, le chanteur-guitariste a accepté de nous rencontrer et de nous livrer son humble vision du Rock, de Paris et du Monde, à l’occasion de la sortie de leur nouvel album, et ce devant un unique café. Interview fleuve sans rime en « aïe ».
ANR : Première question : dans votre nouvel album « Les toits du Palace », les toits sont le théâtre du morceau éponyme et de « Dolce Vita ». Tu as un souvenir particulier de jour ou de nuit sur un toit parisien ?
Tai Luc : Un souvenir de toit parisien ? Quand je pense « toit parisien », je ne veux pas parler du Palace. Je dirais la rue Beaurepaire. J’ai le souvenir d’un camarade qui habitait en haut d’un immeuble du 10e arrondissement, et en fait il n’y avait pas de serrure à la porte… Y’avait juste un verrou à l’intérieur et ils n’avaient pas de clef. Ils passaient par la fenêtre, ils faisaient de l’escalade sur la gouttière pour y rentrer. Et un jour un pote en est tombé. Tout le monde était jeune et svelte. Mon pote s’est retenu à la gouttière, je ne sais pas comment il a fait… tu vois c’était une époque où c’était encore possible. Il préférait passer par la fenêtre et avait la flemme de se faire faire une clef chez le serrurier, tu vois c’était la mentalité de l’époque.
ANR : Lou Reed vient de mourir. Tu fais référence à « Lou et le Velvet » dans le morceau « Avant 75 ». Et c’était une de tes idoles d’adolescence. Quel était ton morceau préféré de lui, et pourquoi ?
Tai Luc : Le problème c’est que j’en ai plein. Dur de faire la Play list. J’ai des chansons de Lou Reed plein la tête et je les connais presque toutes. Heu… Bon, je dirais… je dirais… « Lisa says, on a night like this, it’d be so nice, if you gave me a great big kiss » (NB : « Lisa Says »). Y’a celle là… Entre autres… Sinon, n’importe quelle chanson du Velvet… Ou celle-là, qui n’est pas très féministe : « Sally Can’t Dance ». Il dit des choses pas très gentilles sur Sally. Vraiment, je n’ai aucune chanson préférée de Lou Reed. Maintenant, y’a ce disque charnière qui s’appelle « Metal machine », c’est le disque où il n’y a pas de paroles… Et y’a pas de morceaux non plus, juste son ampli qu’il a mis à fond et sa guitare posée devant, c’est tout ce qui se passe…
ANR : C’est les débuts de Sonic Youth quoi…
Tai Luc : Ouais, uniquement un bruit de fond du début jusqu’à la fin… Et donc là… Après tu as le Punk Rock qui est arrivé… On a arrêté d’écouter Lou Reed. Avant y’a que lui, y’avait rien d’autre, y’a que lui qui avait des textes… Après tu as les Clash, les Pistols…
ANR : Alors juste avant les Clash et les Pistols… Cet album est par instants un hommage à la musique du milieu des années 1970, du Glam au Pub Rock en passant par certains plans à la Chuck Berry. Avec le Sax et les paroles en Français « Avant 75 » ou « Little John » sonnent un peu comme du « Au bonheur des Dames » ou à des morceaux d’Eddy Mitchell. Erreur de ma part, hasard ou réalité ?
Tai Luc : A part le fait qu’« Au bonheur des Dames », le mec il a ouvert un studio deux rues plus loin, vers la rue des Carmes… Pour nous qui étions ados à l’époque, ce groupe c’est juste un seul 45 tours « Oh les filles, oh les filles »… Ça ne représente rien pour nous, mais ça nous a influencés un peu… Eddy Mitchell, effectivement, y’a ce disque qu’il a enregistré à Nashville (NB : « Sur la route de Memphis »)… Moi, je ne l’ai pas acheté, mais le guitariste, Jean-Pierre, de l’époque, l’a acheté. Ce n’est pas des trucs qui nous ont formellement influencés. Maintenant, ce que tu dis c’est partiellement vrai… Surement parce qu’on est des jeunes gens des années soixante-dix. On a été catalogués « années quatre-vingt », on a été rajeunis d’un seul coup. Mais en fait, si tu veux comme j’ai eu vingt ans y’a longtemps, j’appartiens aux années soixante-dix et tout ce qu’on fait c’est une déclinaison des années soixante-dix. J’irais plus loin : même le Punk Rock le plus eighties, c’est une déclinaison des années soixante-dix. En fait, il ne s’est pas passé grand-chose depuis… Si David… David… Guetta.
ANR : « Paris été 79 » cite quant à lui « Quadrophenia » (NB : Opéra rock des Who adapté au cinéma avec Sting, dans le rôle du chef des Mods). Tu avais des potes Mods à l’époque ?
Tai Luc : Je ne te cache pas qu’à mon avis, on a failli finir des « Dse-mo ». On est en 1979, au mois de juillet. Et on a rencontré une demoiselle turque qui se faisait appeler Yasmina, mais c’était pas une arabe : c’était l’époque de la confusion des genres. C’était une punkette londonienne qui nous a invités chez elle en Angleterre. L’accueil fut, comment dire… tout à fait relatif puisqu’on a eu le droit de dormir par terre… Et pas avec elle, on a dormi par terre… Mais bon c’est mieux que rien d’être accueillis chez l’habitant. Si tu dors par terre c’est humble, ça t’apprend l’humilité d’un seul coup… Le lendemain, on prend le bus à l’impérial à l’étage, dans l’idée d’aller voir des concerts Punk, et tout un coup on croise des mecs qui nous disent que le Punk c’est fini. Ils nous ont emmenés sur Oxford Street, la salle, le Marquee. En première partie tu avais Back to Zero, et aussi la coqueluche Mod de l’époque qui s’appelait Secret Affair…
ANR : Et ce jour-là, tu as failli devenir Mod…
Tai Luc : J’ai failli devenir Mod. En rentrant à Paris, un camarade qui était avec moi à Londres s’est acheté…
ANR : Un scooter !
Tai Luc : Non, ça il l’a volé (rires). Il s’est acheté une parka aux puces. Il avait la dégaine que je décris dans la chanson « Paris été 79 ». Il avait des rangeos de l’armée Française. C’était pas un Mod à l’anglaise, c’était un « Modoïde ». Pourquoi j’ai été sensible à Secret Affair ? Déjà parce que j’ai beaucoup aimé deux ans avant, voir un des premiers concerts de Paul Weller, The Jam. Et je dois t’avouer que je n’ai rien vu de mieux depuis. C’est d’autant plus curieux car c’était des punks sans l’être… J’ai le souvenir de sa Rickenbacker. Peut être dans une autre vie, j’envisagerais de m’acheter une Rickenbacker…
ANR : D’où t’es venu le texte sur « Françoys Villon » (« Poète, voleur, assassin » du Quartier Latin au XVe siècle) ?
Tai Luc : Un escroc du Quartier Latin, mais il a maintenant sa statue dans le cinquième. Il a droit à une statue tout en bas de là où il a commis son délit, c’est-à-dire au Collège de Navarre. Il a volé le Trésor. Mais bon, les étudiants de l’époque, ils avaient de gros frais de scolarité. Je ne parle pas de son homicide rue Saint-Jacques, mais ca c’était assez connu, il avait une excuse valable, il avait été agressé. Je pense aussi à Dalida, qui fricotait dans les années soixante-dix avec un gars qui prétendait être la réincarnation du Comte de Cagliostro. Ce personnage de Françoys Villon est plus sympathique que celui de Cagliostro.
ANR : On a déjà tapé dans beaucoup de quartiers de Paris… Dans vos textes, il y a beaucoup de références aux quartiers de Paris (La rue Saint-Jacques, Tolbiac, Butte-aux-cailles, Porte de Choisy, Jaurès-Stalingrad, les Halles, le Palais Royal, la Chapelle, voire le Bus 47, etc…). Si tu devais être un quartier du 75, tu serais lequel finalement ? Les Olympiades, que tu cites dans « Viêt Laï Triade » ?
Tai Luc : Un quartier de Paris ?
ANR : Je serais tenté de dire les Olympiades…
Tai Luc : Trop facile. Trop facile. Je ne vais pas non plus te dire le cinquième, ca serait aussi trop facile. Quel quartier de Paris… De toutes façons, tu as des quartiers de Paris ils sont là, mais c’est comme s’ils n’avaient aucun droit à l’existence… Procédons par élimination. Des quartiers qui n’ont aucun intérêt littéraire et historique : bon, le seizième par exemple… Le huitième… La partie « Panafieu » du dix-septième, ça joue pas… Le sixième, j’aime pas non plus… Le quinzième « Balladur », ca devrait être indépendant de Paris… Un endroit qui est bien dans le quinzième, c’est le passage du Labrador : quand tu descends Porte de Vanves et que tu vas vers le parc Georges Brassens, tu as une petite voie avec des pavillons près de l’ancienne voie de chemin de fer. C’est vraiment un petit village. On pourrait garder cela éventuellement. Non, un quartier inaccessible de Paris, je voudrais être l’Ile Saint-Louis. Tu sais pourquoi ? Parce que les seuls qui habitent là-bas actuellement, c’est les Japonais. Moi, j’ai donc des chances.
ANR : Justement, tu es un des seuls eurasiens dans l’histoire du Rock. Tu enseignes les langues asiatiques. Tu as aussi déclaré que LSD était une triade. Innombrables sont vos morceaux ont pour thème ou font référence à l’Asie du Sud-est, à la Chine et au Japon (« Fukushima » sur le dernier album). LSD a même repris des chansons Vietnamiennes. Pourtant le Rock s’est assez peu inspiré de cette région du Globe, en comparaison à d’autres. Tu es plutôt « Viet-Nam Laos Cambodge » des Béruriers noirs, « Vietnamese Baby » des New-York Dolls, « Summer in Siam » des Pogues… ou un autre morceau ?
Tai Luc : « Summer in Siam ». Sinon, quand Johnny Thunders des New York Dolls est mort en 1991, on nous a demandé de faire une reprise d’une de ses compositions pour un Tribute dont les ventes iraient à sa veuve. On a bien sûr pensé à « Vietnamese Baby »… mais on s’est aperçu que c’était David Johansen, le chanteur des New York Dolls qui l’avait composée et qui avait les droits. Du coup, on a repris « Chinese Rocks ».
ANR : Dans l’imaginaire collectif, la Mano Negra c’était Paris et le monde latino. LSD ce serait donc Paris et le Monde asiatique ?
Tai Luc : Je ne sais pas si Manu Chao est allé en Espagne. Moi, en écrivant des chansons sur l’Asie, je n’ai jamais pensé à aller dans le treizième : j’y étais déjà.
ANR : Tu la connais la Brigitte Bardot Cambodgienne, qui est « devenue par le destin une vraie parisienne » ?
Tai Luc : Elle a existé. Juste à coté d’ici. A la place du salon de coiffure, je ne sais ce qu’il y a maintenant. Les deux Brigitte Bardot Cambodgiennes ont réellement existé, mais ça fait longtemps que je ne les ai pas vues.
ANR : LSD, comme le PSG et ses différentes tribus de supporters ont évolué dans un espace-temps commun. Tu supportes, ou a de la sympathie, pour le Club de la Capitale ? Sinon, tu te sens proche du Club de Foot ou d’une sélection ?
Tai Luc : Quand je pense Foot, je pense au Stade Montbauron à Versailles. Pas loin du Lycée La Bruyère. Je me souviens avoir participé à des matchs… et d’avoir été très rapidement exclu des matchs. A cause de mon comportement sur le terrain. Et donc, mon désintérêt pour le Foot, si tu veux, remonte à cette époque où on m’a mis de coté. Jean-Pierre le guitariste c’était un passionné. Maintenant, c’est ce que j’ai dit au gars de la revue So Foot qui m’a interviewé…
ANR : Martov ?
Tai Luc : Ouais, Martov, je n’ai strictement rien à dire sur le Foot (rire du Président).
ANR : Mais c’est le principe de So Foot, hein…
Tai Luc : (Rires). Ce qui est très curieux, c’est qu’on peut imaginer que dans nos concerts il y a des supporters parisiens… mais, parmi nos supporters les plus fidèles, je dirais que ce sont les lyonnais !
ANR : Les Bad Gones !
Tai Luc : Ouais, les Bad Gones. Par exemple, il y a un an ou deux ils nous ont invités. Un énième paradoxe : je crois que les supporters qui apprécient le plus, ce ne sont pas ceux de Paris, ce sont ceux de Lyon.
ANR : La scène parisienne des années 1980 a traversé les décennies, certains de ses membres sont devenus prospères, d’autres au contraire ont fait vœu de pauvreté. A ce propos, que t’inspire la trajectoire de Sapu (NB : ancien chanteur des garçons bouchers, devenu Aumônier et militant du secours catholique) ?
Tai Luc : J’ai toujours trouvé cet homme éminemment sympathique, de son vrai nom Pierre Favre. Je sais qu’aujourd’hui il est provençal. Mais son point de départ c’est la Capitale des gaules. La première fois que je l’ai vu à un concert de LSD c’était en 84, il y avait beaucoup de figures lyonnaises qui étaient venues nous voir, dont lui. Après, on l’a vu arriver à Paris, avec ses groupes BB Doc, Docteur Destroy, et compagnie… Il a aussi remplacé un autre chanteur. Il jouait dans trois groupes. Il était gentil et généreux. S’il a rencontré… S’il a embrassé… Comment dire, le christianisme… Pourquoi pas. Pourquoi pas !
ANR : Les garçons bouchers et LSD ont, entre autres, pour point commun d’être passés à une heure de grande écoute chez Jacques Martin, qui finalement était un lyonnais plus anar qu’il n’y paraît. Vous, c’était en 1984, pour jouer « Le parti de la jeunesse ». Un mot ou une anecdote là-dessus ?
Tai Luc : Je me suis posé la question : « Comment un groupe comme nous en 1984 peut faire une télé avec Jacques Martin ? ». Je n’ai toujours pas la réponse. Mais bon, « Dimanche Martin », on n’a pas fait mieux depuis, c’est le Prime Time du Prime Time. Imagine le Punk qui mange avec ses grands-parents le dimanche midi et qui nous voit passer… C’est bien. Même le pire des squatters, le dimanche il mange un plat chaud… Nous voir à la télé ça peut rassurer ses parents : « Ah mon fils, c’est ça la musique que t’écoutes, c’est bien finalement ! » (rires). Comment on a réussi à passer là-bas ? Je pense que c’est la femme de Jacques Martin qui a pris la décision de nous faire jouer… A mon avis, c’est sa femme de l’époque, qui a le même âge que moi…
ANR : Cécilia Sarkozy ?
Tai Luc : Je crois que c’est elle, je ne connais pas son nom maintenant… A l’époque, tu l’imagines avec une Triplex autour de la taille ?
ANR : Non. C’est plus ambiance Michel Sardou.
Tai Luc : Elle est passée de la Triplex à la Rolex.
ANR : Justement. En 94, tu affirmais « La longévité de La Souris Déglinguée s’explique d’une seule façon : bannissement des drogues dures, consommation de ginseng, et tatouage mental organisé ». Entretemps, tout le monde occidental, entre autres, a cédé à la mode du « Tatoo ». Toujours pas tatoué ?
Tai Luc : En ce qui me concerne, j’ai été immunisé au niveau des tentations. Pour la drogue, je suis allé chez le pharmacien rue Richard Lenoir en sortant du Golf Drouot en 1978, j’ai rendu service à deux jeunes femmes toxicos en achetant du nasal… Le tatouage… En fait, moi j’aime bien le coté artistique. Le « tatouage mental », je l’ai dit en 1987 à Tin-Tin (NB : Tatoueur parisien) qui était basé à Toulouse à l’époque. Il avait proposé de me faire un tatouage, je lui ai répondu « Le tatouage que je veux, tu ne pourras jamais me le faire, parce que moi c’est un tatouage mental, sous la peau ». Maintenant, un truc m’a ralenti, c’est les paroles de ma Grand-mère quand je lui ai demandé de l’argent pour m’acheter une moto. Elle m’a répondu : « Pour te tuer, nan. Je te donne 25 000 francs anciens pour t’acheter une guitare ». Elle m’a aussi dit un truc terrible : « Tu veux finir sur un abat-jour ? Il y a des gens qui ont fini sur un abat-jour à cause de leur tatouage ».
ANR : Pour finir, sur ta page Wikipédia, il y a écrit « TL lit “Vaillant le journal de Pif”, les tankistes soviétiques, eux lisent les panneaux indiquant Prague ». Quel est ton personnage préféré des éditions Vaillant et pourquoi ?
Tai Luc : Je dirais « Les Pionniers de l’Espérance », dessinés par Raymond Poïvet et scénarisés par Roger Lécureux. Parce que le héros principal s’appelle Tangha, l’héroïne elle s’appelle Maud, t’as une Chinoise qui s’appelle Tsin-Lu, et t’as un soviétique qui s’appelle Rodion. C’est très humaniste et futuriste.
A défaut d’attachée de presse, le « clac » de la bande du dictaphone signale la fin de l’entretien papier. Pourtant, le mystique chanteur-guitariste de La Souris Déglinguée continue ses récits et parachève ses analyses. Où évoluent, entre autres, AC/DC, Blue Öyster Cult, Jacques Vergès, Bernard Kouchner, François Hadji-Lazaro, Rachid Taha, Corinne Marienneau, X-Ray Specs… Un échange où les thèmes du Rock, de Paris et de l’Asie se croisent et se mélangent. Il n’est pas loin de vingt-et-une heures quand nous quittons Tai Luc sous la pluie. Malgré son désintérêt pour la chose, on lui propose de venir chez un ami, voir la demi-finale de la LDC qui est en cours. Refus motivé par une autre raison : il a promis de dîner ce soir au restaurant avec sa fille.
Nouvel album : « Les Toits du Palace » ; Paroles : Tai Luc ; Musique : LSD.
La Souris Déglinguée sera en concert :
– Au New Morning, jeudi 15 mai 2014 à 20 heures, 5 et 9, rue des Petites Ecuries, Paris 75010
– Au Poste à Galène, vendredi 30 mai 2014 à 20 heures 30, 103, rue Ferrari, Marseille 13005.
Un grand merci à Nathalie Saint-Omer qui a organisé ce rendez-vous.